Barentsburg, goulag Russe en Europe...

16/04/2006 09:51
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Spitzberg :
glaciale cohabitation

Entre Russie et Norvège, la zone habitée la plus septentrionale de la planète témoigne encore de la vieille coupure Est-Ouest
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De notre envoyé spécial

Accrochée au flanc d'un fjord, Barentsburg semble surgie de l'ancienne URSS. Un imposant buste de Lénine trône sur la place centrale. Sur les murs de la ville, des fresques promettent au prolétariat un avenir radieux. Et, pour couronner le tout, une centrale thermique crache une fumée noirâtre qui stagne dans le ciel cristallin de cette lugubre cité de HLM. Pourtant, malgré les apparences, cette localité minière où vivent 800 Russes et Ukrainiens se situe en Norvège. Et plus précisément dans le Spitzberg, île principale du Svalbard, cet archipel du Grand Nord presque aussi vaste que l'Irlande. A moins de 1000 kilomètres du pôle, il possède la particularité d'être le lieu habité le plus septentrional de la planète : 3 000 habitants, majoritairement norvégiens, cohabitent avec 6 000 ours blancs sur ce territoire montagneux où la nuit polaire s'éternise trois mois et demi durant à partir du 1er novembre.
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Barentsburg la russe n'est pas, loin s'en faut, la seule originalité du Spitzberg, dont le statut politique constitue en soi une curiosité. Il faut remonter au traité de Versailles, en 1919, pour trouver les origines de cette étrange cohabitation russo-norvégienne au nord du 78e parallèle. A l'époque, le jeune Etat norvégien (devenu indépendant de la Suède en 1905) revendique la souveraineté sur le Spitzberg. Cette terre sauvage n'est alors qu'un no man's land sans statut où un riche aventurier américain, Longyear, s'est depuis peu lancé dans l'extraction du charbon. Coup de chance pour la Norvège : les Russes, très occupés par leur révolution, sont absents de Versailles. « Ils furent pourtant, dès la fin du XVIIe siècle, sous l'impulsion du tsar Pierre le Grand, les premiers à fréquenter régulièrement l'archipel pour y chasser l'ours, le renne et le renard », rappelle l'historien et membre du gouvernement local Per Kyrre Reymert.
Les absents ayant toujours tort, le royaume norvégien obtient gain de cause. Cependant, deux clauses du traité du Svalbard, signé en 1920, prévoient l'internationalisation et la démilitarisation de ce territoire d'outre-mer. En clair, la Norvège reçoit la souveraineté. Mais les nations signataires, dont la France, peuvent, sous certaines conditions, en extraire du minerai ou y mener des recherches scientifiques. Par ailleurs, toute activité militaire y est proscrite. Dès 1932, l'Union soviétique réaffirme son intérêt pour le Spitzberg. Et implante une colonie à Barentsburg, à 40 kilomètres de la « capitale » norvégienne Longyearbyen, également vouée à l'extraction du charbon. Arrive la guerre froide : le Spitzberg devient un enjeu géostratégique. Sa situation idéale, à quelques encablures de l'océan Arctique, où se rassemblent la plupart des sous-marins nucléaires des deux blocs, permet, par exemple, grâce à des stations de radars secrètes, de surveiller les submersibles russes en provenance de Mourmansk, leur port d'attache.
Aujourd'hui, quinze ans après l'éclatement de l'empire soviétique, Barentsburg- en déclin et en proie à la mafia - et Longyearbyen - dont la prospérité est visible à l'oeil nu -résument les destinées diamétralement opposées de deux mondes. Côté norvégien, pas moins de quatre restaurants, deux hôtels de luxe, une discothèque, une piscine, un supermarché (approvisionné en vins fins et en fruits tropicaux), un bureau de poste, une banque, un musée et un journal local concourent à l'animation de la « capitale », qui compte aussi une université internationale en pleine expansion. Créée voilà une décennie, l'université du Svalbard accueille 250 étudiants en climatologie, géophysique, géologie ou technologie, dont le cursus commence... par deux journées d'initiation aux techniques d'autodéfense contre les ours, principal danger hors des zones habitées ! Enfin, la présence de tour-opérateurs témoigne de la vitalité touristique du Spitzberg, relié au continent par 14 vols hebdomadaires en été et 5 en hiver. « Ici, nous ne manquons de rien », résume le gouverneur, Odd Olsen Ingero, qui se rend une fois par semaine à Barentsburg en hélicoptère afin d'y réaffirmer symboliquement la souveraineté norvégienne.
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A seulement deux heures de scooter des neiges à travers la montagne et le blizzard, la cité russe se situe pourtant à des années-lumière de Longyearbyen. Aux mains d'une clique mafieuse, la mine de Barentsburg est loin d'être gérée selon le modèle social Scandinave. « Les mineurs sont essentiellement recrutés en Ukraine, où 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, raconte le militant humanitaire norvégien Gustav Halsvik, réputé être le meilleur connaisseur de Barentsburg, où il va régulièrement. La compagnie charbonnière russe Trust Arktikugol leur promet le paradis, mais les mineurs ne signent leur contrat qu'une fois arrivés sur place. Ils découvrent alors que le salaire promis a été divisé par trois. » Les mécontents sont cyniquement invités à repartir chez eux. Mais avec quel argent ? Le billet de bateau pour Mourmansk est au-dessus de leurs moyens. « En fait, il s'agit de contrats d'esclavage ! Ici, les gens vivaient mieux au temps du communisme », s'indigne Halsvik, qui a, par deux fois, reçu des menaces de mort.
Au fond de la mine russe, les conditions de sécurité sont déplorables. En 1997, un coup de grisou a fait 24 morts. Le traumatisme fut d'autant plus grand qu'il survint un an après le crash d'un Tupolev qui fit 144 victimes.

"Les mineurs découvrent en arrivant que le salaire promis a été divisé par trois"

En ville, la situation sanitaire est tout aussi affligeante. Le lait, le savon, le papier hygiénique sont des denrées rares, voire introuvables. Dans l'unique magasin de détail, géré par la direction de la mine, le choix se limite à moins d'une dizaine de produits différents. En définitive, seule l'action de quelques ONG norvégiennes rend le quotidien des habitants supportable. Ce sont elles qui ont permis la réouverture de l'école primaire (40 élèves), fermée pendant deux ans. Régulièrement, les ONG organisent aussi des collectes de vêtements chauds et de nourriture. Mais cette charité n'est pas toujours bien ordonnée. Ainsi, l'année dernière, 47 000 couronnes (8 500 euros) et des aliments devaient être distribués aux élèves de l'école de Barentsburg. Arrivés sur place, les responsables norvégiens eurent la surprise de constater que les dirigeants russes n'avaient même pas prévenu la population de l'existence de ladite opération caritative... La distribution fut annulée in extremis et reportée sine die.
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Pour arrondir ses fins de mois, la direction de Trust Arktikugol peut en tout cas compter sur la manne touristique. La plupart des 35 000 visiteurs qui se rendent chaque année au Spitzberg, via des tour-opérateurs norvégiens, désirent en effet connaître Barentsburg, cet insolite musée vivant du postcommunisme. Une taxe de 6 euros par touriste est exigée. Cela va sans dire : le produit de cet impôt n'est pas investi localement mais empoché par quelques privilégiés. cette rente de situation ne durera peut-être pas éternellement. Les réserves de charbon de Barentsburg touchent à leur fin et seront épuisées d'ici à dix ans. En théorie, les Russes - déjà trois fois moins nombreux qu'au temps du communisme - pourraient alors avoir disparu du paysage. Mais en pratique c'est une autre histoire. Déjà un nouveau site d'extraction minière est envisagé, à 20 kilomètres de Barentsburg. La difficulté est que ce projet suppose un investissement considérable pour une rentabilité nulle. Complication supplémentaire : la Norvège a promulgué en 2001 une loi sur l'environnement destinée à faire du Spitzberg un sanctuaire écologique... et à freiner tout projet de développement mal maîtrisé. Sans le dire ouvertement, les Norvégiens trouvent le voisinage russe quelque peu encombrant. En guerre larvée pour les ressources de l'Arctique, la Russie et la Norvège, respectivement 2e et 3e exportateurs de pétrole mondiaux, se disputent d'ailleurs depuis trente ans les eaux territoriales de la mer de Barents.
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Très poissonneuses, elles sont également supposées fabuleusement riches en hydrocarbures. Or maintenir une présence significative au Spitzberg est indispensable aux Russes pour faire valoir leurs prétentions sur les mers alentour. Réaliste, le gouverneur norvégien semble d'ores et déjà exclure l'éventualité d'un retrait russe. Avec un art consommé de la litote, il avance même : « Leur départ serait une très grande perte pour le Spitzberg. » Qu'en termes diplomatiques ces choses-là sont dites...

Axel Gyldén

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