July 2006


C'est aux cabinets...

29/07/2006 20:16
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... que j'ai lu le plus abondamment pendant toute une époque qui s'étend à peu près sur dix ans. Je m'y rendais environ sept ou huit fois par jour avec le plus de naturel possible, prétextant un dérangement chronique et suscitant de la part de mes compagnons de travail les plaisanteries que l'on devine. C'était ma manière à moi de m'offrir gratis à la barbe des autorités quelques joyeux moments d'indépendance royale. Le verrou tiré, j'étais sûr qu'on ne viendrait pas me déloger avant la demi-heure suivante. Quelquefois même je ne me donnais pas la peine de faire le simulacre du déculottage, bien que pour une raison inconnue je me sois toujours senti plus à l'aise, dans la posture adéquate, le pantalon en boule sur les chaussures, les fesses nues, le sexe vacant entre les cuisses, le ventre libre, dégagé jusqu'au nombril. L'usine et ses contingences, son bruit, sa graisse, son atmosphère de prison déguisée, ses hommes crasseux, pauvres, disparaissaient alors dans un lointain imperceptible, et je rouvrais le livre à la page où je l'avais laissé pendant la précédente séance qui remontait parfois à moins d'une demi-heure. [...]

Même sans livre, et pour peu qu'il y eût un siège à couvercle, chose rare dans les cabinets réservés aux ouvriers, je tirais ma révérence, rigolant tout seul en pensant que j'étais bel et bien en train de m'accroupir au-dessus de la Sacro-Sainte Société organisée, celle qui a lu Platon, Darwin et les Droits de l'Homme ; le globe terrestre exactement situé en la circonstance dans l'embouchure étroite du trou embrenné par tout le résidu fécal humain des cent années écoulées, la construction de l'édifice datant à peu près de cette époque.

Idée en apparence saugrenue mais pleine d'humour, si l'on se met à l'approfondir, et qui effleure par le biais de la métaphysique débonnaire. Pères et grands-pères avec leurs moustaches cirées, leurs melons noirs, leurs supports-chaussettes et leurs faux cols à ressort avaient donc fait halte en ces lieux avant d'aller échouer dans la tombe sous les fleurs du dimanche. Étonnantes variétés de diarrhées, suites de selles compactes ou sinueuses, douloureuses, plaisantes, angoissées, sans que le coeur y soit, évacuées à la sauvette, les soucis journaliers nouant le boyau en plein travail ; ou lâchées sans précipitation, selon les règles de la nature, avec le temps de souffler ou même de griller une cigarette. Quoiqu'il en soit, enjouée ou morose, toute cette matière chaude et fumante avait dégouliné par le trou noir sur la calvitie du monde engorgé qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait et ne pouvait néanmoins se soustraire à la position incommode où il était allé se fourrer par mégarde.

Louis Calaferte - Septentrion (1964)
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