Saison 2023/2024
Racing Club de Strasbourg

Ils ont marché sur la Louve

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Souvenir/anecdote
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Par fsrcs
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Avril 1970 : tandis que les astronautes américains d'Apollo 13 manquent d'air quelque part dans le ciel, les gueules noires polonaises sorties des mines retiennent leur souffle au stade de la Meinau.

Il y a 50 ans, les USA et leurs alliés s'inquiètaient des chances de survie des trois astronautes confinés depuis cinq jours dans leur vaisseau spatial lourdement accidenté. Cinq jours de confinement ? Une broutille, surtout avec une vue imprenable sur la Terre.

La Pologne, quant à elle, se passionnait pour l'odyssée du Górnik Zabrze, son principal club de football, qui allait jouer à Strasbourg le match décisif d'une demi-finale européenne contre l'AS Roma.

Malgré un séjour très perturbé en Alsace et un troisième match nul consécutif face aux Romains, les Polonais se qualifiaient pour la finale grâce... au tirage au sort.
Un match presque oublié aujourd'hui malgré son enjeu et son déroulement aux multiples rebondissements.

La Meinau comme juge de paix


Franco-polonais vs franco-italiens en tribune

En arrivant au stade de la Meinau, les spectateurs habitués du lieu sont d'abord étonnés par les panneaux publicitaires installés spécialement pour cette rencontre exceptionnelle et par la présence des caméras venues d'Italie et de Pologne.
Si la rencontre n'est pas retransmise en France, où on s'intéresse plus au sort des hommes d'Apollo 13, elle est diffusée en direct dans les deux pays concernés.

Les encouragements des supporters italiens, venus avec drapeaux et banderoles, sont les plus impressionnants : ils gagnent la bataille de la diaspora, malgré la présence également massive des Polonais venus de l'Est de la France ou directement de la région de Zabrze, cette ville polonaise entourée de mines de charbon.

Opposition de styles

Le Górnik ("mineur" en polonais), le club du village-dortoir de Zabrze, symbolise la classe ouvrière nationale et règne sur le championnat avec huit titres en un peu plus d'une décennie.
Réputée pour son esprit offensif, l'équipe s'appuie sur un jeu collectif bien rôdé.

Du côté de la prestigieuse ville éternelle, la star est sur le banc de touche : Helenio Herrera, l'entraîneur le mieux payé au monde, a été engagé deux ans plus tôt pour aider le club à sortir de l'ombre des clubs milanais et de la Juve.

Ancien joueur du championnat de France, Herrera possède un palmarès d'entraîneur impressionnant, grâce à un système de jeu basé sur la défense et sur la contre-attaque, le fameux catenaccio : quatre fois champion d'Espagne avec l'Atlético Madrid et le FC Barcelone, deux fois champion d'Europe des clubs champions, deux coupes intercontinentale et trois fois champion d'Italie avec l'Inter Milan.

Une troisième chance

Mais pourquoi cette demi-finale de la coupe des coupes se déroule-t-elle dans la capitale européenne ?

Après deux résultats nuls lors des rencontres aller (1-1) et retour (2-2), le règlement impose en ce temps-là un match d'appui sur terrain neutre.
C'est plutôt une bonne nouvelle pour l'équipe polonaise qui se croyait éliminée après l'égalisation italienne à la dernière minute du match retour, en raison du nombre de buts marqués à l'extérieur.
Le speaker avait également plombé l'atmosphère en s'adressant ainsi aux 90 000 spectateurs réunis au stade municipal de Zabrze : "merci pour vos encouragements, à l'année prochaine".

Finalement, c'est dans le vestiaire que les joueurs apprennent qu'ils vont jouer un match décisif une semaine plus tard, à Strasbourg.

Déjà en 1938...

Et le stade de la Meinau est plutôt un bon souvenir pour les plus anciens supporters polonais puisque c'est là que leur équipe nationale a vécu l'un des grands moments de son histoire, au cours de la coupe du Monde 1938.

Face aux Brésiliens, qui faisaient pour la première fois l'étalage de leur talent, les Polonais avaient offert une vaillante opposition malgré la défaite (6-5) et Ernst Willimowski en avait profité pour réaliser le premier quadruplé de l'histoire de la compétition.

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Brésil-Pologne 1938

Des incidents à répétition


Peu d'enthousiasme à Strasbourg

En Alsace, les dirigeants du football régional se réjouissent de l'aubaine et formulent l'espoir que d'autres matchs internationaux seront bientôt organisés à Strasbourg, pourquoi pas une finale de coupe d'Europe.

Pourtant, la rencontre ne passionne pas la foule (seulement 10 000 spectateurs) et, avec un hiver 1970 interminable, ce sont surtout les projets immobiliers qui font l'actualité strasbourgeoise de ce mois d'avril : à Hautepierre, les premiers logements des nouveaux quartiers construits par mailles sont livrés et la mise en chantier de la maille Denise, qui abritera le futur hôpital de Hautepierre, est imminente.

De plus, plusieurs incidents embarrassants vont perturber l'évènement et anéantir pour longtemps tout espoir d'accueillir d'autres grands matchs.

La veille de la rencontre d'abord, le rusé Herrera tente vainement d'empêcher l'accès à la pelouse au Górnik pour son entraînement en prétextant la nécessité de ménager un gazon... que les joueurs romains viennent de mettre à rude épreuve.

Ensuite, le soir du match, le bus chargé de transporter les joueurs polonais n'est jamais arrivé à leur hôtel : le chauffeur, qui venait de conduire au stade l’équipe romaine s'est, officiellement, endormi.
Il n'est pas interdit de penser qu'au terme du premier trajet, on proposa au conducteur une gratification pour son excellente conduite qui nécessitait désormais un repos bien mérité.

A moins de deux heures du coup d'envoi, les Polonais sont par conséquent encore dans leur hôtel situé à proximité de la gare et on fait appel aux taxis et aux supporters polonais afin de les déposer au stade.

L'histoire ne précise pas si leur taux d'alcoolémie respectait la volonté du premier ministre Chaban-Delmas de fixer pour la première fois un taux légal à 0,8 g/l. Toujours est-il que le Górnik arrive dans son vestiaire de la Meinau quelques minutes à peine avant le coup d'envoi.

Panne de jus

Mais le pire est encore à venir, avec un problème électrique dans l'éclairage du stade. On est prêt à parier que les conversations en tribune n'ont pas manqué de souligner la coïncidence après l'explosion quelques jours plus tôt d'un réservoir d'oxygène dans le vaisseau d'Apollo 13 suite à un court-circuit électrique.

A la Meinau, deux coupures de courant de chaque fois 25 minutes interrompent en effet les premières minutes du match. D'abord après une minute de jeu puis à la sixième minute.

Face à ces deux trous noirs, Alfred Wenger, président du Racing et chef d'une entreprise de travaux électriques, considère que la faute en incombe à la surcharge du réseau provoquée par les caméras de télévision des deux pays. L'origine exacte reste toutefois un mystère : aucun plomb n'a sauté.
Complot ? Sabotage ? La méfiance de la délégation polonaise, déjà très tendue en raison des incidents précédents, monte encore d'un cran.

Et le délégué de l'UEFA annonce : si cela se produit une troisième fois, le match sera reporté au lendemain midi.

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A pile ou face


Match interminable

Étonnamment, il n'y aura plus de coupure par la suite et le jeu collectif du Górnik lui permet de prendre bonne position sur la rampe de lancement peu avant la mi-temps grâce à leur meilleur joueur : Wlodzimierz Lubanski ouvre le score.

Dominés nettement, les Italiens parviennent tout de même à égaliser, dans la plus pure tradition du catenaccio, grâce à l'une de leurs rares offensives, en obtenant un penalty considéré, dans le compte-rendu des DNA, comme très généreusement accordé par l'arbitre.
Tandis que l'humanité regarde avec inquiétude le ciel, fallait-il vraiment sanctionner des joueurs qui se téléscopent ? Fabio Capello ne se pose pas la question et égalise à la 57e minute.

La suite sera longue et pénible : les Romains attendent pour contrer et les Polonais redoutent d'être pris de vitesse. Il est près de minuit lorsque l'arbitre siffle enfin le terme de la rencontre.

Le vainqueur par coup du sort

Le règlement ne prévoit pas de séance de tirs au but après un match nul, le vainqueur va donc être désigné sur tirage au sort par l’arbitre et, tandis que de nombreux joueurs préfèrent ne pas assister au cruel lancer de la pièce, le public comprend aux réactions opposées des deux capitaines, Fabio Capello et Stanisław Oślizło, que la chance a souri aux Polonais !

A la télévision polonaise, le commentateur exulte : "Pologne, Górnik, justice a été rendue !"

Alors que les Romains s'éclipsent, les joueurs du Górnik, frustrés par le déroulement de leur séjour à Strasbourg, expriment leur joie d'approcher du zénith lors d'un tour d'honneur : ce sont eux qui iront affronter Manchester City la semaine suivante lors de la finale à Vienne.

Pas de 7e ciel

Zabrze s'incline 2-1 face aux Anglais et reste à ce jour le seul club polonais à avoir atteint une finale européenne.

Mais le football polonais est mis sur orbite et l'équipe nationale remporte la médaille d'or aux JO de Munich en 1972 et parvient à se hisser à la troisième place lors de la coupe du Monde 1974 (exploit réédité lors de l'édition de 1982).

La Meinau sera le dernier théâtre d'un dénouement sur tirage au sort : dès la saison suivante, la FIFA décide d'instaurer l'épreuve des tirs au but pour départager les équipes à égalité dès la fin du match retour et de donner un avantage au but marqué à l'extérieur y compris lors de la prolongation.

Pour ce qui concerne le sort des astronautes, cette période de confinement est une bonne occasion de revoir en streaming le film Apollo 13.

Quant au ciel et la Pologne, ils seront enfin réunis à la Meinau le 8 octobre 1988 grâce à la messe donné par le Polonais le plus connu de l'histoire : Karol Wojtyla, alias Jean-Paul II.

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Sources
- Górnik Zabrze, l’histoire du roi de Silésie
- archives DNA
- https://www.youtube.com/watch?v=UDRLtWbcL5U

Article rédigé par @filipe

fsrcs

Commentaires (2)

Flux RSS 2 messages · Premier message par rachmaninov · Dernier message par clutch

  • Merci pour ce coup de projecteur sur cet événement qui semble improbable aujourd'hui, avec plein de détails "punks"
  • Merci pour ce petit bout d'histoire.
    J'avais déjà été quelques fois à la Meinau à cette époque avec mon père, et j'ai un très vague souvenir de ce match.

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