Moult nous tarde

Le titre de ville d'Art et d'Histoire a rarement été aussi bien porté que par Dijon.

Chat noir, cheveux blancs

L'âge moyen à Dijon est vieux. Rien qu'à voir Dijon, "on a envie de lui enlever la prostate".
Le totem de la ville est d'ailleurs le même que celui du troisième âge : la chouette.

Dijon est la seule ville "étudiante" de France à compter davantage de prothésistes que de bars nocturnes. Et même si, la nuit, tous les chats sont noirs, la faune estudiantine cache difficilement son accent côte d'orien dans la bouillie des soutenances de deuxième cycle.

A peine arrivé, le mal est fait : d'emblée, Dijon vous heurte par ses pesanteurs historiques. Et d'ailleurs, c'est réciproque, puisque l'épicier vous regarde sournoisement sous son crayon (il a les cheveux gras comme Guy Roux) et tente de vous rendre une fausse pièce tirée de son tiroir spécial "touriste/Saône et Loire/Auxerre".

Car la parenté capillaire avec Guy Roux nous ferait à tort négliger les distinctions tribales. En vérité, aucun panneau à Dijon n'indique Auxerre ! Rien à l'Ouest n'est digne de Dijon si ce n'est Paris. Ou à la rigueur New York, mais c'est encore un peu rustique. C'est ainsi.

Lieux ; Commune

S'il semble vieux avant l'âge, l'exceptionnel entêtement du Dijonnais prolonge son existence jusqu'à des moyennes raisonnables. Même en temps de famine, il ne renoncera jamais, même s'il faut manger de la moutarde à la cuiller. Ou des escargots. On songe avec émotion au premier homme à avoir mangé un escargot cru, à avoir imaginé et testé les milles étapes nécessaires à le rendre comestible... Cet homme est l'égal de Galilée pour l'audace expérimentale, et la boutique Maille sise rue de la Liberté en perpétue le souvenir avec ses moutardes en série limitée. Untel choisira la moutarde chèvre/banane, tel autre la mozzarella/fistules de ragondin, tout ou presque est possible.

Dijon, la ville, est à l'habitant sa niche écologique, son écrin, son monte-escalier électrique - ancienne donc.
Pour l'historien, Dijon dispute à Ninive et Babylone le rôle de cette cité mythique évoquée dans les récits du Déluge. La preuve la plus troublante est qu'il y pleut en continu, sauf l'été, saison qui ne servirait qu'à sécher les gouttières, et que l'auteur mit à profit pour déménager en Bretagne.

A ce niveau d'ancienneté, même un robinet qui fuit peut y prétendre au statut d'« antiquité ». Pire, le robinet qui ne fuit pas, passant pour une fantaisie moderne, y est la risée de ses pairs, au mépris du droit à la différence le plus élémentaire... Une scie qui finit par peser sur sa bonne humeur et lui arracher, lui aussi, un sanglot, en conséquence de quoi tous les robinets que l'auteur compte dans ses connaissances à Dijon fuient comme des lâches. On peut les retrouver en grand nombre dans le "quartier des antiquaires", rue Verrerie, voisinant dans un marché chamarré dentiers en bakélite et rouets vermoulus.

Avant se résoudre à donner dans l'antiquité insignifiante, Dijon voyait pourtant grand.

L'immense arc de triomphe de la place Darcy aurait pu voir passer « l'esprit du monde à cheval », si ce cheval eut été un poney. Et ce n'est que l'un des nombreux bâtiments en pierre qui jonchent la ville, dont on doit citer ici le vaisseau-amiral, le "Palais des Ducs de Bourgogne". Vision fantasmée de Versailles par le facteur Cheval. C'est épatant. Mais quand même un peu grand ; les duchesses reproductrices se perdirent pour la plupart en passant l'aspirateur dans la chambre d'amis... La République succéda a cette période de désordres et interrompit par la même les fastes de l'Ancien Régime.

Tournée des grands ducs

Dijon poursuit néanmoins son rêve d'Art et d'Histoire sur le champ de bataille des arts mineurs. De nombreux films ont eu pour cadre la Bourgogne, la Sécurité Routière devançant de loin Visconti et Spielberg.

Une légende veut qu'il y a dans les caves du Champagne suffisamment d'or en bouteilles de vin pour rembourser la dette de Dexia : le lecteur doit s'attendre au même recueillement religieux s'il visite les caves de Clos Vougeot, qui « sentent le vieux bois, le liège et le sarment brisé ». Et contrairement aux reproches qu'essuie souvent le tourisme du luxe, acheter une carte postale en forme de bouteille est possible pour n'importe quelle famille de cadres supérieurs (sans enfants). Mieux encore : si la visite est suivie d'un passage aux Hospices de Beaune, votre nature intime de domestique ou de seigneur vous sera révélée. A moins que ce ne fut ce long regard de connivence échangé avec cette grande Russe en limousine ?

Lucie Aubrac, réfugiée chez son père en Bourgogne, avait pu mesurer la rancoeur de ce vieux vigneron, obligé de laisser sa meilleure production réquisitionnée pour faire fonctionner les moteurs allemands à éthanol. Soyons juste, l'alcool est pourtant le point commun que le Vougeot partage avec le Beaujolais nouveau et le colza fermenté, c'est même la seule certitude qu'en aura celui qui a acheté une carte postale en forme de bouteille.

In vino veritas/Vanitas vanitatum... une vérité chimique immuable qui remet les réserves bourguignonnes à leur place.
Et qui devrait donc donner à méditer aux suppléants de Dijon II.