« Nous préférons avoir dix diables »

10/10/2010 22:37
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« Nous préférons avoir dix diables qui se contrôlent mutuellement plutôt qu'un ange disposant du pouvoir absolu ».

Telle était la devise de trois intellectuels chinois dissidents, dont le dernier prix Nobel de la paix, Liu Xiaobo. La phrase est écrite en 1989, dans la période troublée appelée en Occident « les évènements de la place Tien an Men ».


Auto stoppeur chinois revenant du Monoprix, été 1989


Tien An Men
envoyé par Lartmement. - L'info video en direct.



Ce fameux ange disposant du pouvoir absolu, c'est le fonctionnement imposé par le Parti communiste chinois.
Les « dix diables qui se contrôlent mutuellement », c'est le modèle de société dont ces dissidents rêvaient, c'est donc la notre, l'Occident. Les diables, c'est nous.

On ne peut s'empêcher de penser que ces Chinois-là avaient lu Kant (Vers la paix perpétuelle). Pourquoi des "diables" ? A l'origine de notre pensée politique moderne, il fallait d'abord poser comme principe que l'homme est fondamentalement mauvais. Il fallait pour cela, en arrière plan, un christianisme fatigué et désenchanté. Ce qu'écrivait Kant :

« C'est par le mal que commence l'histoire de la liberté, car elle est l'oeuvre de l'homme. Si on la raconte empiriquement, l'histoire de l'humanité ne peut donner lieu qu'à un récit privé de sens, plein de bruit et de fureur ».

Ces conditions sont-elles vraiment favorables à l'émergence de l'ordre ? Kant répondit que oui :

« Quant au problème de la constitution des sociétés humaines, il est si peu d'ordre rationnel et moral qu'il pourrait être résolu par un peuple de démons pourvu qu'ils fussent intelligents, puisqu'il s'agirait de trouver un système garantissant leurs vies et leurs biens à des êtres dont chacun voudrait s'exempter des lois permettant d'y parvenir ».

Bien qu'étant peuplée des "démons", ou des "diables" pour Liu Xiaobo, une société devrait tenir par le contrôle mutuel, puisque chacun poursuit son intérêt personnel (garantir "sa vie et ses biens") et cherche à s'exempter des lois. Kant écrivit encore :

« L'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables; et quoique en tant que créature raisonnable il souhaite une loi qui pose les limites de la liberté de tous, son inclination animale égoïste l'entraîne cependant à faire exception pour lui-même quand il le peut. Il lui faut donc un maître pour briser sa volonté particulière, et le forcer à obéir à une volonté universellement valable ; par là chacun peut être libre. Mais où prendra-t-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or ce sera lui aussi un animal qui a besoin d'un maître ».
Si chacun est le maître de ses semblables, l'ordre émerge au sein de la société de démons (une constitution, etc).


Encore un Chinois, Liu Xiaobo

http://www.lefigaro.fr/medias/2010/10/08/6332edd4-d2c1-11df-8d15-...


C'est ainsi que nous vivons, en France, aujourd'hui. Prenons par exemple le thème de la diffamation, cher à Jafar Hilali.

Il est illégal de traiter un quidam de "mafieux", d'"escroc" ou même sans doute de "trader à coup roulé sans scrupule". Ces expressions, même si elles sont fondées, portent atteinte à l'honneur de notre quidam et tombent donc sous le coup de la diffamation.

Sommes nous pour autant débarrassés des escrocs, pour la seule raison que nous n'avons plus le droit de les désigner par des mots ? Non, bien sûr. La loi sur la diffamation ne rend pas les gens plus moraux ; elle ne rend pas plus honnêtes, partageurs, sensibles, bienveillants, etc. Les victimes de l'escroc n'ont pas le droit de diffamer, mais peuvent continuer à souffrir de la malignité de l'escroc. Dans ces conditions, rien ne peut réellement tempérer la haine des victimes, qui est aussi immorale. La loi ne change pas les démons en anges, elle ne fait que garantir l'ordre. Nous vivons donc tous, en quelque sorte, dans l'utopie de Kant.


Quelque part, à Londres

Il y a un autre exemple d'utopie politique, plus proche de nous et pourtant mal comprise ; il s'agit de 1984 d'Orwell. L'oeuvre est souvent citée comme une représentation, un peu facile, de la dictature stalinienne. Elle a été déclinée sous de nombreuses formes, depuis le Brazil de Terry Gilliam jusqu'à des oeuvrettes non moins esthétiques, mais plus adolescentes si c'est possible, comme V comme Vendetta, ou Equilibrium. Ce genre d'image sert même parfois de formation politique à nos contemporains, de gauche ou de droite, surtout s'il s'agit de démontrer que – Dieu merci – nous ne vivons ni sous Staline ni sous l'Ancien Régime.

Un V qui veut dire Zorro
http://www.photoscinema.net/photos/0-fonds-ecran-v-vendetta.jpg

C'est en fait une mauvaise interprétation de 1984, et la lecture de Jean-Claude Michéa ou Simon Leys m'avait conforté dans ce sens. Comme dans la philosophie pratique de Kant, le monde de 1984 est simplement le notre , malgré des parentés avec le défunt régime soviétique.

De nombreux indices vont en fait dans ce sens. On passera sur le plus évident, comme le fait que l'action se passe à Londres et non pas à Moscou. Il y a mieux ; le lecteur se souvient que pendant une large partie du livre, le héros de 1984 est enfermé en prison, dans le ministère de l'Amour. Il est vrai que ce thème (prison/torture) est largement ressassé dans les lectures modernes de 1984 et symbolise souvent la société totalitaire. Ainsi, dans le film Brazil, le prisonnier est torturé, dans le but d'obtenir des aveux et pour le punir, puis – probablement – est tué.

Dans ces versions modernes de 1984, pour justifier la brutalité des vilaines sociétés futuristes, le héros doit forcément être quelqu'un de dangereux ; on songe notamment au dénouement un peu ridicule de V comme Vendetta, ou même carrément crétin comme celui d'Equilibrium. Plus fin, Terry Gilliam préfère imaginer un système fondamentalement absurde, qui tue donc le héros mais sans raison. L'amitié sincère de son tortionnaire est même le comble de l'absurde.

Y-a-t-il un docteur Parnassus dans la salle ?
http://homepages.stmartin.edu/fac_staff/dprice/Brazil-torture.jpg

En revanche, dans le livre 1984, le héros est torturé dans un but clair. Les ignorants et les imbéciles, qui règnent en maîtres dans la bureaucratie de Brazil, ne jouent aucun rôle dans 1984 ; ce ne sont que des prolétaires, victimes éternelles et passives. Le but avoué du pouvoir est très poétique, et il ne s'agit pas de tuer le héros. A quoi bon ? Il n'est pas dangereux pour ce pouvoir. On le surveille depuis longtemps, on l'arrête sans difficulté alors qu'il est allé très loin dans l'imprudence et la sédition. Car il faut en fait qu'il apprenne à aimer ; le « ministère de l'information » de Brazil s'appelle bien « ministère de l'Amour » dans 1984. Au cours de sa détention, le pouvoir demande au héros Winston de renoncer à ce qu'il admettait jusqu'alors comme des valeurs ; la solidarité, l'amour (pour Julia).

Apprendre à aimer... Est-ce là des préoccupations dignes d'un Stalinien ? Pourquoi tout ce déploiement d'énergie pour s'occuper d'un imbécile comme Winston ? Pourquoi un cadre important du Parti, O'Brien – fatigué et écrasé par sa tâche – lui consacre autant de temps ?

C'est qu'il ne s'agit pas de promettre d'y renoncer à soi-même, de donner l'apparence de la soumission. Il ne s'agit pas simplement de filer doux, une balle dans le crâne suffirait. Du reste, Orwell montre que la révolte de Winston est ridicule (ce n'est qu'un flirt !) et sans danger pour le pouvoir (son corps même est difforme et malade). Le changement qu'on lui demande est psychologique, il est donc long et douloureux. En réalité, il s'agit pour Winston de changer pour de vrai, de s'amputer de ces penchants ordinaires qui correspondent à ce que nous appelons amour. C'est sûrement là le sens du nom du ministère où il est torturé. On peut même penser que de manière étrange, son tortionnaire aime aussi l'idée qu'il se fait du Winston « guéri » par la torture. Car après son séjour au ministère, il ne reste à Winston que sa vie (il est même nourri et bien traité !) et l'amour abstrait de Big Brother, c'est à dire la haine de tout (« L'amour, c'est la haine »). C'est devenu un monstre de haine.

A travers lui, le pouvoir tente de se prouver que l'être humain peut renoncer à toute idée de solidarité pour ne poursuivre que son seul intérêt égoïste. Winston et sa conversion sont une nécessité idéologique vitale pour le système. Elle est aussi importante que le présupposé qui sert de départ à Kant ; l'homme est là aussi mauvais, et c'est inéluctable. Dans un moment d'exaltation, le cadre du Parti O'Brien nous révèle le futur imaginé par le pouvoir qu'il sert: « Si vous désirez une image de l'avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain... éternellement ».

Ouille. Il s'agit là d'un monde d'éternel recommencement, bien loin du monde immuable comme la bureaucratie de Brazil. O'Brien l'explique plus loin :
« Tel est le monde que nous préparons, Winston. Un monde où les victoires succéderont aux victoires et les triomphes aux triomphes ; un monde d'éternelle pression, toujours renouvelée, sur la fibre de la puissance. Vous commencez, je le vois, à réaliser ce que sera ce monde, mais à la fin, vous ferez plus que le comprendre. Vous l'accepterez, vous l'accueillerez avec joie, vous en demanderez une part.
Winston avait suffisamment recouvré son sang-froid pour parler.
– Vous ne pouvez pas, dit-il faiblement.
– Qu'entendez-vous par là, Winston ?
– Vous ne pourriez créer ce monde que vous venez de décrire. C'est un rêve. Un rêve impossible.
– Pourquoi ?
– Il n'aurait aucune vitalité. Il se désintégrerait. Il se suiciderait.
– Erreur. Vous êtes sous l'impression que la haine est plus épuisante que l'amour. Pourquoi en serait-il ainsi ? Et s'il en était ainsi, quelle différence en résulterait ? »

On le comprend bien, Winston devient dans ses mains le monstre de haine qu'il était au fond de lui.

On ne peut pas s'empêcher de songer à Kant ou Liu Xiaobo. Le monde d'Orwell est un monde de démons, dont chacun ne veille qu'à ses propres intérêts, dont chacun se consacre à la haine des autres. Ces démons se contrôlent donc globalement en s'écrasant mutuellement. Il s'agit là d'un système extraordinairement ordonné et stable – le Parti de 1984, où toutes les carrières sont permises - et où les individus luttent en permanence. Dans le même temps, ceux qui, comme Winston sont des faibles et des anomalies, des échos d'un passé révolu, sont voués à être écrasé. Kant affirme que « L'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître » ; dans l'utopie d'Orwell, « la liberté c'est l'esclavage ».

Big Brother en a trop marre

http://extraordinaryintelligence.com/files/2010/07/1984-movie-orw...


Ce monde de brutes est donc bien le notre, celui des traders triomphants, avec leur immoralité parfaite que protège la loi sur la diffamation, et toute la mécanique des intérêts économiques.

Aucune interprétation de 1984 à ma connaissance, pas même Brazil, n'a réellement saisi le caractère subversif de Winston, et l'importance vitale pour un pouvoir basé sur une idéologie de nier ses contradictions, même sous une forme aussi futile que le fluet Winston son amourette. Nous aussi, nous souhaitons absolument nous persuader que l'homme est mauvais. Même sur un malheureux forum, nous chassons la subversion. Toute discussion morale est d'emblée décrétée interminable et source de conflit. Toute indignation signale un lamentable Bisounours. Toute colère, même la saine colère du supporter du Racing, est tempérée par le rappel de la loi sur la diffamation, qui assure – quel bonheur - la cohabitation pacifique des démons, des diables, des imbéciles, des salopards, etc.

Vaudrait-il mieux être chinois ? Je l'ignore. Faudrait-il pouvoir dire « Va chier » aux traders importuns, dans cette belle position d' « ange au pouvoir absolu » ?
Que nous disait Desproges ?

« Ah ! Cornegidouille, si j'étais le bon Dieu ou Jaruzelski, si, au lieu d'être ce misérable bipède essentiellement composé de 65% d'eau et de 35% de bas morceaux, je détenais la Toute-Puissance Infinie, ah ! Avec quelle joie totale j'userais de ma divine volonté pour vous aplatir, vous réduire, vous écrabouiller, vous lyophiliser en poudre de perlimpinpin ou vous transformer en rasoirs jetables ».

Ah quand même. Et Napoléon ?

« La première des vertus est le dévouement à la patrie ».
« La morale est bien souvent le passeport de la médisance ».

Ah bon. Il est vraisemblable que tous les systèmes sont les pires. Dans le doute, je préfère me fier aux rares individus parmi ce milliard d'êtres humains qui ont été distingué par l'Occident et le comité Nobel, comme ce Liu Xiaobo ;
« Nous préférons avoir dix diables qui se contrôlent mutuellement plutôt qu'un ange disposant du pouvoir absolu ».

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