Comment manger en avion

03/06/2012 22:31
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Umberto Eco est toujours vivant. C'est cet universitaire qui avait écrit le Nom de la Rose (film avec Sean Connery). Couvert d'hommages, italien, plein d'esprit et génial - je pense pas qu'on puisse fantasmer plus haut quand on évolue dans ce milieu ?
A côté de ça il a aussi commis quelques textes plus légers qui paraissaient dans un journal italien. Certaines ont été traduites dans le recueil "Comment voyager avec un saumon ?".


(Gloire au type qui a recopié le texte avec ses doigts boudinés, je l'ai trouvé tel quel sous Google)

Il y a quelques années, un voyage en avion (Amsterdam aller-retour) m'a coûté deux cravates Brooks Brothers, deux chemises Burberry, deux pantalons Armani, une veste de tweed achetée dans Bond street et un gilet Krizia.

Je m'explique. Les vols internationaux ont la bonne habitude de servir un repas. Tout le monde sait que les sièges sont étroits, la tablette aussi, et qu'il arrive à l'avion de bouger. En outre, les serviettes sont minuscules et laissent à découvert le ventre si on la glisse dans le col, et la poitrine si on la pose sur l'estomac. Le bon sens voudrait que l'on offrît des nourritures non salissantes et compactes. Pas nécessairement des barres de céréales. Par nourriture compacte, j'entends une escalope panée, un steack grillé, du fromage, des frites ou du poulet rôti. parmi les nourritures salissantes, on a les spaghettis bolognaises, le goulash, la gratinée à peine sortie du four ou le consommé bouillant servi dans une tasse sans anses.

Or, le menu type d'un avion propose une viande archicuite baignant dans une sauce marron, des légumes finement hachés et marinés au vin rouge, du riz à la sauce tomate et des petits pois à l'étuvée. Les petits pois, on le sait, sont des objets insaisissables - même les plus grands chefs ont renoncé à faire des petits pois farcis - surtout si l'on s'obstine, ainsi que l'impose l'étiquette, à les manger à la fourchette et non à la cuiller. Ne venez pas me raconter que les Chinois sont plus mal lotis, je vous assure qu'il est plus facile d'attraper un petit pois avec des baguettes que de l'embrocher sur une fourchette. Et inutile de m'objecter qu'avec une fourchette on n'embroche pas les petits pois mais qu'on les ramasse, de tous temps les fourchettes ont été dessinées à seule fin de renverser les petits pois qu'elles feignent de ramasser.

Ajoutons qu'en avion, les petits pois sont invariablement servis au moment où l'appareil traverse une zone de turbulences, quand le commandant conseille d'attacher les ceintures. Par conséquent suite à un calcul ergonomique fort complexe, les petits pois n'ont qu'une alternative : se glisser dans le col ou atterrir au creux de la braguette.

Les anciens fabulistes nous l'ont appris, pour empêcher un renard de boire dans un verre, il suffit que ledit verre soit étroit et haut. Les verres des avions sont bas et évasés, de véritables cuvettes. Et bien évidemment, par une loi physique, tout liquide ne peut qu'en déborder, même sans l'aide des turbulences. Le pain n'a rien de la baguette française, dans laquelle il faut mordre et tirer fort même quand elle est fraîche, c'est un type particulier d'agglomérat de semoule qui, dès qu'on le saisit, explose en un nuage de poudre très fine. En vertu du principe de Lavoisier, cette poudre ne disparaît qu'en apparence : à l'arrivée vous découvrez qu'elle est allée s'accumuler sous votre séant, emplâtrant tout l'arrière de vos pantalons. Quant au gâteau, soit il ressemble vaguement à une meringue et il va faire pâte avec le pain, soit il vous dégouline sur les doigts, quand votre serviette en papier est désormais imbibée de sauce tomate, et donc inutilisable.

Reste, il est vrai, la serviette rafraîchissante. Le problème, c'est qu'on ne la distingue pas des sachets de sel, de poivre et de sucre, si bien que, après le sucre saupoudré sur la salade, la serviette rafraîchissante atterrit dans le café, servi bouillant dans une tasse faite en un matériau thermoconducteur, remplie à ras bords, afin qu'il puisse s'échapper facilement de vos mains brûlées au deuxième degré pour aller s'amalgamer aux sauces désormais engrumelées autour de votre ceinture. En business class, le café vous est directement renversé sur le ventre par l'hôtesse en personne, laquelle s'excuse en espéranto.

A n'en pas douter, le vivandier d'une compagnie aérienne se recrute dans le rang de ces experts de l'hôtellerie dont la spécialité est d'adopter le seul type de pot qui, au lieu de verser le café dans la tasse, en répand quatre-vingts pour cent sur les draps. Mais pourquoi? L'hypothèse la plus évidente est que l'on veut donner au voyageur l'impression du luxe: on suppose par ailleurs qu'il a en tête ces films hollywoodiens où Néron s'abreuve à de larges coupes en inondant sa barbe et sa chlamyde, et où les seigneurs féodaux dévorent d'énormes cuissots en aspergeant de jus leur chemise de dentelle, tandis qu'ils embrassent une courtisane.

Mais alors pourquoi, en première classe où le siège est plus spacieux, sert-on des nourritures compactes, genre caviar russe moelleux sur toasts beurrés, saumon fumé et queues de langouste à l'huile ou au citron ? Parce que dans les films de Visconti, les aristocrates nazis s'écrient "fusillez-le" en glissant dans leur bouche un simple grain de raisin ? Peut-être.

(Umberto Eco, 1987)

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