Il naît un voisin chaque minute

17/01/2013 18:45
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Tout immeuble bien tenu héberge une Mme Legru, représentant les copropriétaires. C'est le binôme indispensable du gardien, la petite main qui gribouille "bonne année à tous" sur l'ascenseur, "17/12/12 la voiture APKE IRU 37 avait les phares allumés jusqu'à 14h45, merci de respecter le voisinage", qui a trouvé un abat-jour presque neuf dans la poubelle à recyclable, etc. Comme l'immeuble est bien tenu je m'attendais à la rencontre.

C'était un dimanche après-midi pendant la sieste à cause d'une fuite d'eau. Bien sûr, j'étais un peu fâché d'avoir un sinistre à cause de Mme Legru. Après avoir inspecté tous les tuyaux de mon appartement je comptais avoir gagné le droit de la foutre gentiment à la porte, mais je compris vite que non. Son insistance à décrire la fuite et la grosse tache étaient éloquents. Elle savait, comme toute femme en pareille situation, qu'un homme en pleine sieste résiste mal à la promesse d'une belle fuite d'eau à réparer. Je l'accompagnai donc, légèrement alarmé quant à l'avenir de l'océan Atlantique. Et le proverbe Chinois disait vrai : "Quand l'homme regarde la fuite, l'eau est quand même moins mouillée". Satisfaite, Mme Legru s'apprêtait à partir avant que je réussisse à la convaincre d'appeler un plombier ou de visiter l'autre appartement, celui situé au dessus de la fuite, à trois portes du mien.

On aura noté qu'aucun autre mâle de l'immeuble n'était dérangeable ce dimanche-là. J'en déduis que Mme Legru est bien isolée dans ses fonctions de déléguée du syndicat. C'est sûrement elle, plutôt qu'un de ses vieux complices du deuxième - j'ignore tout du deuxième, je suis du premier - qui se dérange en cas de tapage nocturne.

La voisine au tapage nocturne met un honneur de coq à réveiller ses contemporains. Elle s'exprime par cris qui diffusent par des chemins contournés dans toute la structure du bâtiment (tuyaux, vides, etc). La matière première du cri est incertaine, mais le résultat ne correspond pas à l'offre habituelle des cris d'immeubles. On reconnaît des insultes; des éléments de raisonnement étayés d'exemples tirés d'une vie quotidienne de prolétaire; le récepteur primaire serait, dans la meilleure hypothèse, un homme. Il est d'une infinie discrétion. Même si la comparaison est sans risque on l'entend à peine à côté.

Cette nuit, Mme Legru décide d'y intervenir pour tapage nocturne. Seule donc. Elle a un certain courage. Elle est sûrement veuve de guerre ou quelque chose d'équivalent, ça fait une expérience mais quand même, notons bien que le souvenir de la fuite est à peine sec.

Elle se voit répondre "Casse toi, je paye mes impôts, connasse", je l'entends distinctement (pas d'erreur, c'est donc bien de Mme Legru qu'il s'agit). Nullement impressionné par l'exploit des impôts, je tiens moi aussi à participer, cette nuit-là, le tapage est un concert de marteau, c'est pour monter un meuble, personne ne peut dormir, nous sommes déjà deux à protester, je suis certain d'avoir du renfort, plusieurs divisions vont jaillir sur le palier en robe de chambre et t-shirts Ricard.

Je suis à la bonne porte et en jogging. Mais soudain j'ai le sentiment de n'avoir rien préparé, comme avant un entretien quand vous revient une question oubliée. "Bonjour Madame, j'ai le plaisir d'être locataire de l'appartement qui jouxte votre menuiserie", "Madame, seuls un mur, un marteau et une étagère Ikea nous séparent, il est grand temps que nous fassions connaissance", "Madame, il va faire jour, pourrions nous remettre notre tapage nocturne à ce soir ?"
Mais la porte ne s'ouvrit jamais. Je promets à tout hasard que je ne viens pas pour les impôts, mais plus un seul son au moment du face-à-face avec l'oeil de boeuf, plus une seule cheville en balsa ne chuinte dans son logement d'aggloméré. Deux fois de suite, et malgré un argumentaire de plus en plus subtil et construit contre la menuiserie nocturne que je muris entre jogging et pyjama. Rien à faire; dissimulé derrière l'oeil de boeuf, la voisine respire à peine quand je suis sur son palier, et martèle de plus belle quand je suis chez moi.

C'est la vie d'immeuble ordinaire ! A sept heures, l'accouchement de l'étagère est en vue , je dois partir travailler et les voisins eux vont bientôt dormir.

Trois serviettes éponge roulées en boule, l'option de séchage 'lyophilisation - spécial bandelettes à momie', mais en bloquant la température maximale de 18°C. Mon programme préféré; il peut mettre seize heures à sécher un mouchoir. Et la bouboule à lessive brinquebale tout du long sur l'inox, scandant sans relâche le ressac de serviettes mouillées et les suraigus de pignons chauffés à blanc... Du Mozart ! En 120 décibels, et autorisé bien sûr par le syndicat des copropriétaires entre 7h et et 22h... Et la civilisation peut savourer à cet instant ce qui la sépare, depuis la révolution de l'hygiène, de ses voisins qui ne disposent pas de machine lavante/séchante, ou dédaignent trop de s'en servir.

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