Jazz


Hard bop (funky jazz, East Coast jazz, postbop).

06/03/2006 01:33
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Après le bebop sont apparus, vers la fin des années 40, ce que l'on a tenté de définir comme le cool, le style West Coast et plus tard le third stream. Ces trois mouvements, souvent enchevêtrés, se caractérisent par une approche relativement classique de l'instrument, un refus des effets expressionnistes, l'introduction d'instruments jusqu'alors du domaine classique comme cor, hautbois, flûte, etc., avec incorporation d'éléments de musique contemporaine. Encore une fois des musiciens noirs vont se sentir floués, comme, ou même davantage que durant la période swing (avec Benny Goodman) : si l'on excepte Miles Davis et John Lewis, dans ces courants les grands noms sont ceux des musiciens blancs. Même la dure révolution bebop a été récupérée et affadie. Certains musiciens noirs vont réagir contre ce détournement de leur musique. Afin de revitaliser et viriliser le jazz, leurs préoccupations vont osciller, d'un morceau à l'autre, entre un mélange réactualisé de gospel et de blues qui donnera le style funky (soul ou churchy), les acquis revisités du bebop et le retour à l'expressionnisme (Charles Mingus, Cannonball Adderley). Il n'est donc pas possible de dissocier le hard bop du funky. Si dès 1951 Miles Davis (aidé de Sonny Rollins) amorce l'esprit hard bop, c'est en 1953 (avec la formation des Jazz Messengers par Horace Silver et Art Blakey), et 1954 (avec les quintettes de Silver et de Clifford Brown-Max Roach) que se situe le réel démarrage de ces deux tendances indissociables.
Le style : mélodiquement et harmoniquement, la plupart des thèmes sont « bluesifiés » (retour aux accords de pseudo-dominante sur la tonique et la sous-dominante) ou « gospelisés » (retour aux formules plagales de type enchaînement de sous-dominante / tonique –exemple : réponses harmoniques dans 'Moanin de Bobby Timmons). Ces progressions simples sont souvent mêlées aux structures harmoniques du bebop (comme dans le pont du même 'Moanin). Autre caractéristique : les éléments du blues et du gospel se trouvent intégrés très souvent et avec bonheur dans des thèmes en mineur (emploi intensif de la troisième blue note : la quinte diminuée). Exemple : Dat Dere (Timmons, 1960).
L'instrumentation est généralement de type quintet bebop avec trompette et sax (Jazz Messengers, Clifford Brown-Max Roach, Horace Silver, Jazz Crusaders), mais peut aller du trio (Three Sounds) au big band (Quincy Jones) en passant par le Jazztet de Benny Golson-Art Farmer comprenant six musiciens.
Les sections rythmiques sont plus homogènes et plus souples que dans les débuts du bebop, privilégiant la rigueur du tempo sans brider l'invention. Apparaît une pléiade d'excellents rythmiciens tels les batteurs Philly Joe Jones, Roy Haynes, Jimmy Cobb, pouvant rivaliser avec leurs aînés Kenny Clarke, Max Roach, Art Blakey. Face aux contrebassistes Oscar Pettiford et Ray Brown, s'affirment leurs cadets Paul Chambers, Charles Mingus, Perey Heath, Sam Jones. C'est chez les pianistes que la synthèse des deux courants principaux de ce style (bebop et blues) apparaît le plus clairement. Horace Silver, Junior Mance, Bobby Timmons, Ray Bryant, Winton Kelly, Red Garland, Tommy Flanagan, Ray Charles ou l'organiste Jimmy Smith ont tous plus ou moins subi l'influence déterminante de Bud Powell, tout en étant de superbes interprètes du blues le plus soul, au même titre que les guitaristes Wes Montgomery, Kenny Burrell ou Grant Green.
Chez les mélodistes se distinguent les trompettistes Clifford Brown, Lee Morgan, le Miles Davis très véloce du début des années 50, Blue Mitchell, Donald Byrd, les trombonistes Curtis Fuller puis Slide Hampton. Les saxophonistes de valeur, relativement peu nombreux à l'époque du bop –peut-être à cause de l'avance fantastique de Parker- ont enfin assimilé la leçon de Bird et se présentent en nombre : les altos Jackie McLean, Cannonball Aderley, Phil Woods, Lou Donaldson, les ténors Sonny Rollins, John Coltrane, Dexter Gordon, Benny Golson, Johnny Griffin, Hank Mobley, Harold Land, etc.
Les compositeurs de cette période sont très prolifiques. Des suites harmoniques sophistiquées mettent en valeur des mélodies souvent chantantes et simples qui aident à rétablir le contact avec le public : Horace Silver (Ecaroh, Opus de Funk, Nica's Dream, Doodlin'), Benny Golson (Stablemates, I remember Clifford, Whisper Not), Clifford Brown (Joy Spring, Daahoud), Sonny Rollins (Airegin, Doxy, Oleo, Valse Hot). Principaux arrangeurs : Oliver Nelson, Benny Golson, Quincy Jones.
Les deux compagnies de disques symboliques de la période sont Prestige et surtout Blue Note.
Comme d'habitude, le cloisonnement des catégories se révèle dangereux. Afin d'atténuer le radicalisme du début de cet article, dont le schématisme avait seulement pour but la clarification, une constatation s'impose : bien que ce mouvement ait pris naissance sur la côte est des Etats Unis, à l'opposé, sur la West Coast, Hampton Hawes, Carl Perkins, Phineas Newborn, Art Pepper, bousculant les étiquettes, ne sont pas les moins funky-hard boppers. Même en marge, le quintette de Thelonious Monk avec Charlie Rouse doit être cité, l'influence de Monk sur ce mouvement, bien que souterraine, apparaît chez les instrumentistes, les compositeurs arrangeurs et dans le choix du répertoire.
A partir des années 60, une nouvelle vague de hard-bopper apparaît. Ces musiciens plus malléables vont aussi assimiler les délices de la couleur modale, les délires du free jazz, voire plus tard les délits du jazz-rock, sous la houlette de quelques aînés comme John Coltrane, Charles Mingus, Sonny Rollins, Miles Davis. Ce sont Booker Little, Freddie Hubbard (trompette), Eric Dolphy, Wayne Shorter, Joe Henderson (tenor sax), Herbie Hancock, Cedar Walton (piano), Richard Davis, Reggie Workman, Ron Carter (contrebasse), Elvin Jones, Billy Higgins, Tony Williams (drums).

M. Davis : Walkin', Blue 'n Boogie (1954), Milestone (1958) ; Art Blakey : A night at Birdland 1&2 (1954), 'Moanin (1958) ; Horace Silver : Quintet, vol 1&2 (1954) ; Sonny Rollins : Saxophone Colossus (1956), A Night at the Village Vanguard (1957) ; John Coltrane : Blue Train (1957) ; Cannonball Aderley : Portrait of Cannonball (1958) ; Chalres Mingus : Mingus Ah Um (1959) ; Wes Montgomery : The Incredible guitar of W.M. (1960) ; Herbie Hancock : Takin' off (1962) ; Lee Morgan : The Sidewinder (1963).

Dictionnaire du Jazz, aux éditions Bouquins

Bebop (ou be-bop, ou bop, jadis re-bop).

06/03/2006 01:31
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Onomatopée dérivée, semble t-il, d'une figure rythmique. Ou traduction vocale (reprise dans le chant scat) d'une fin de phrase caractéristique du « nouveau jazz » au début des années 40 à New York, et qui a fini par désigner l'ensemble de ce style de jazz.
Sous le double signe de l'expérimentation et de la compétition, le bebop fut élaboré, en marge de tout orchestre constitué et autour (à l'initiative) de deux solistes remarquables (Charlie Parker et Dizzy Gillespie), par un groupe de jeunes musiciens noirs qui, ayant acquis une solide expérience professionnelle, se retrouvaient à Harlem, au Monroe's Uptown House et, surtout, au Minton's Playhouse, après leur travail régulier : Charlie Christian, Thelonious Monk, Benny Harris, Kenny Clarke et Joe Guy, entre autre – à qui se joignirent parfois des invités aussi vénérables que Chu Berry, Ben Webster, Don Byas ou Lester Young. Plus sensibles que leurs confrères à l'érosion du style Swing, les participants à ces jam-sessions et rencontres after-hours estimaient que le jazz pratiqué alors avait été exploité jusqu'à l'extrême limite du possible et que les solistes tournaient en rond à l'intérieur des mêmes formules harmoniques, des mêmes types d'arrangements, sur le même background rythmique. La technique, la virtuosité et l'invention des maîtres de l'époque (Armstrong, Tatum, Coleman Hawkins, Lester Young, Benny Goodman, Lionel Hampton, Jo Jones...) touchaient à une perfection telle qu'il semblait impossible de faire mieux dans la même direction. On peut se demander d'ailleurs si l'hypersophistication harmonique des Hawkins (qui recruta avec enthousiasme des jeunes boppers), Tatum, Ellington, comme la liberté mélodique et rythmique d'un Lester Young et d'un Roy Elridge, ou la souple efficacité d'un Jo Jones chez Basie ne préfiguraient pas les bouleversements du bop...
Parallèlement aux rencontres harlémistes, le jazz, dès 1942, prenait une tournure neuve dans les cabarets de la 52e Rue, où se développait le goût des exercices de vélocité, des innovations harmoniques et autres excentricités instrumentales. De plus, nombres de musiciens cherchaient à réagir contre les limitations et contraintes du travail en big band –par trop voué à la danse- et contre l'envahissement de leur art par les rengaines commerciales et les airs à succès : le bebop sera le premier jazz crée en marge, voire contre le show-business. Pour la première fois, des musiciens de jazz participent d'un certains élitisme artistique –les initiés du Minton's utilisaient tempos d'enfer et enchaînements harmoniques hétérodoxes comme autant de chausse-trappes permettant d'éliminer les musiciens techniquement insuffisant...
Autre phénomène qui se conjugue au précédent : le « Petrillo Ban », grève des enregistrements décrétée par le président du Syndicat des musiciens, que l'on rend responsable d'avoir retardé l'éclosion phonographique du bebop, devait favoriser, en fait, la multiplication des petites compagnies de disques spécialisées en jazz qui allaient diffuser les premiers disques-manifestes de cette nouvelle musique. Le bebop n'eut donc pas pour seule cause une implacable nécessité de renouvellement du langage musical. La communauté noire, plus citadine qu'autrefois, ayant acquis un niveau social sensiblement plus élevé, une culture musicale plus scolaire et, avec l'entrée en guerre des Etats-Unis, la dignité militaire, pouvait souhaiter –plus ou moins consciemment- oublier un passé lié au blues, au dixieland et, par-delà, à l'esclavage.
Première vraie révolution de la musique afro-américaine, le bebop diffère des jazz qui l'ont précédé essentiellement par la discontinuité de la ponctuation –qui coexiste, paradoxalement, avec un sentiment de continuité rythmique- et par l'élargissement des bases harmoniques. La section rythmique, qui tend à dissocier ses éléments constitutifs, n'assure plus le battement des quatres temps de façon régulière. Le jeu du batteur se désarticule sur la caisse claire et la grosse caisse, tandis que les cymbales enveloppent ces brisures d'un constant bruissement, le maintient du tempo étant assuré par la grande cymbale. Renonçant à doubler la partie de contrebasse, le pianiste jette des accords, syncopés ou non et plutôt dissonants, pour relancer l'inspiration du soliste. Seul le bassiste continue d'assurer la métrique. Devenue harmoniquement pléonastique, la guitare disparaît souvent des sections rythmiques, qui s'augmentent parfois, en revanche, d'instruments de percussion (conga, bongos...) d'origine cubaine –mais l'amplification permettra bientôt aux guitaristes solistes de rivaliser avec anches ou cuivres. Sur le plan harmoniques, surgissent des gammes de tons et des accords de passage. Les mélodies, au découpage anguleux sont des thèmes-riffs où apparaissent des sauts brusques, des dissonances, des effets de chromatisme. Réécrits et reharmonisés, paraphrasés mélodiquement par les boppers, les standards et thèmes anciens deviennent méconnaissables.
Sans doute parce qu'elle annonçait et entraînait une irréversible évolution du jazz, la naissance du bebop fut jugée négative et même néfaste par quelques critiques qui, s'appuyant sur un fragment d'interview de Charlie Parker (« le bebop n'est pas un enfant du jazz »), n'ont pas craint de nier la « jazzité » de cette nouvelle musique. L'histoire du jazz leur a répondu : rien de ce qui s'est passé depuis dans l'univers musical afro-américain n'a pu ignorer les découvertes et acquis du bebop. Autour de ses chefs de file, Parker et Gillespie nombre de solistes remarquables ont contribué à former une école qui porta souvent le jazz vers ses sommets. Parmi les trompettistes : Fats Navarro, Kenny Dorham, Miles Davis, Red Rodney, Sonny Berman ; J.J. Johnson au trombone ; les saxophonistes Sonny Stitt, Lou Donaldson, Sahib Shihab, Leo Parker, Allen Eager ; les pianistes Monk, Bud Powell, Al Haig, Tadd Dameron, John Lewis, Duke Jordan ; le pianiste et vibraphoniste Milt Jackson ; les batteurs Kenny Clarke, Max Roach, Art Blackey ; les bassistes Ray Brown, Charles Mingus, Al McKibbon, Nelson Boyd. Les principales formations régulières de la période bebop furent le quintette de Charlie Parker et le grand orchestre de Dizzy Gillespie. C'est dans les cabarets de la 52e Rue à New York, au milieu des années 40, que le bebop fut à son apogée. Il lança même une mode : béret basque, lunette à monture épaisse et barbiche...
Au bebop première manière succédèrent, au cours des années 50, le jazz cool et le hard bop. Les années 80 voient un retour du bebop, à la fois comme une sorte de nouvel académisme et au gré d'innombrables avatars revivalistes.

Groovin' high, Hot House (Gillespie-Parker, 1945) ; Things to come (Gillespie, 1948), Salt peanuts (Gillespie-Parker, 1943).
A lire : « Inside Be-Bop » (Leonard Feather, New York, 1949, rééd. « Inside Jazz », 1959).

Dictionnaire du Jazz, aux éditions Bouquins

Swing

06/03/2006 01:22
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Substantif et verbe anglais signifiant « balancement » ou « se balancer », devenu d'emploi extensif dans le langage et la littérature du jazz. Le mot aurait fait sa première apparition en 1907, dans le titre d'une composition de Jelly Roll Morton : Georgia Swing. On ne peut savoir quelle réalité musicale il recouvrait alors. Mais il est certain que, dès qu'il y a jazz ou tentative de jazz, la notion de swing l'accompagne, en quelque sorte comme son principe vital. Le swing vient-il à manquer, le jazz manque alors à lui-même ou n'est plus que son propre simulacre. La grande difficulté provient du fait que, n'étant pas un élément susceptible de se traduire en signe de solfège, le swing demeure d'appréciation variable, en partie subjective, et donc de hasardeuse définition. La critique s'est cependant efforcée de circonscrire le phénomène. Pour certains, le swing serait, à travers les différents styles d'exécution que le jazz a connu, une valeur constante mais liée dans son expression au caractère du style. Il n'est pas impossible pour autant de proposer une définition objective. Reposant sur les particularités rythmiques constantes du jazz, elle montre que le swing naît d'abord des conditions crées par l'emploi des mesures à deux ou quatre temps, ainsi que de l'accentuation typique des temps faibles. C'est là un swing élémentaire que l'on rencontre à la fois dans les débuts du jazz et dans les ensembles dits de rhythm and blues dont devaient s'inspirer, et s'inspire encore, les groupes de rock qui pratiquent une forme de « balancement » si appuyée qu'elle assomme et expulse le swing. Car ce n'est pas l'accentuation du temps faible qui engendre le swing, mais le souple glissement vers le temps fort, installant, au contraire du martèlement binaire, une pulsation régulière mais jamais mécanique.
Les modalités d'expression du swing peuvent être très diverses et, à l'extrême, on dira qu'il n'y a pas deux musiciens de jazz qui swinguent exactement de la même façon. Si leur rôle est capital dans ce domaine, le swing n'est pas en effet l'apanage des rythmiciens. Les « mélodistes » eux-mêmes swinguent, tantôt portés par une plénitude swingante des percussions, tantôt affirmant le swing en dépit de leur possible insuffisance. L'exécution idéale est due non seulement à une aptitude égale de tous en ce domaine, mais à la fusion des swing personnel de chacun. Ce pourquoi, sans doute, le terme swing a connu sa plus grande fortune au moment de l'apogée des grands orchestres, au point que par une distorsion qu'on appellerait aujourd'hui « promotionnelle », celui de Benny Goodman (qui ne manquait d'ailleurs pas de mérites) fut au cours de cette décennie 1935-1945 considéré comme le parangon de la « musique swing ». Cependant si la cohésion favorisée par la relative stabilité de ces big bands au cours de la période (et par leur utilisation d'arrangements écrits ou sus par coeur) a elle-même favorisé dans une large mesure à l'apothéose du swing au sens strictement musical, la plupart des petits ensembles en activité à l'époque l'ont souvent saisi à l'état pur. Il est donc concevable de regarder le swing non comme un principe présent d'un bout à l'autre de l'histoire du jazz, mais bien comme un élément essentiel, inégalement actif, qui s'est peu à peu dégagé au cours des années, pour culminer vers 1940 avec la mesure à 4/4, la perfection de la mise en place, la décontraction de l'énoncé et l'équilibre entre « pulsion vitale », chaleur d'expression, maîtrise instrumentale, pertinence rythmique et imagination mélodique.
Un certain nombre de conditions objectives, techniques, semblent donc requises pour une bonne manifestation du swing. Nécessaires, elles ne sont pourtant pas suffisantes, et nulle recette ne permet à personne de swinguer. Pire : nulle oreille ne percevra toujours du swing là où une autre le constate, hors d'une quantité d'oeuvres quand même considérable où s'impose sa réalité. On n'insistera jamais assez sur son rapport avec la danse, sur le fait que swinguer c'est aussi danser et, sinon s'adonner soi-même à cette danse, en recevoir par l'intermédiaire d'une musique dont c'était le but. Le swing apparaît alors comme l'état supérieur, impossible à fixer mais puissant et irréfutable, de ce retournement du pas humain en danse que le jazz a produit. En prenant appui sur la terre lourde et hostile qui fut celle des esclaves, en la faisant malgré tout le tremplin d'une jubilation et d'un jeu, ce pas devenu danse nous réconcilie avec elle et, en même temps, nous en délivre, pour un instant fugace qui est la transcendance concrète du swing.

Dictionnaire du Jazz, aux éditions Bouquins

Jazz Samba

11/07/2005 04:38
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Petite plongée aux origines de la Bossa Nova, qui cartonne chez nous!

Bossa nova, une passion française
LE MONDE | 09.07.05 | 14h26

L'auriverde, - le jaune et le vert - est à la mode en France. Avec le mannequin Gisele Bundchen en ambassadrice de charme, les grands magasins montent des opérations spéciales avec offres exceptionnelles sur les maillots, de bain ou de football. Le Brésil évoquera toujours les plages de Copacabana et le stade de Maracana, le carnaval de Rio et ses métisses en plumes, se déhanchant sur des tambours de samba. En matière d'exotisme de pacotille, la France a aggravé son cas. C'est ici que fut inventée la lambada, artefact d'un air bolivien travesti en danse brésilienne par TF1 et une marque de boisson gazeuse. Ici aussi qu'une chanson mineure de Chico Buarque (Essa Moça tâ Diferente ) devient un tube tardif grâce à une publicité sexy.

Pour autant, la France aime durablement la musique populaire brésilienne. "De tous les pays d'Europe jusqu'où la vague bossa-nova a pu rouler, il semble que ce soient la France et l'Italie qui lui aient réservé le meilleur accueil" , note dans Brasil Bossa Nova (Edisud, 1988) l'écrivain journaliste Jean-Paul Delfino, auteur du roman Corcovado (Métailié, 408 p., 20 €;). Surprenante pour une nation non lusophone, cette passion a été entretenue par les quêtes individuelles de passeurs obstinés. Le premier d'entre eux se nomme Pierre Barouh, fondateur de la maison de disques et de la librairie Saravah. De son troisième voyage au Brésil, en 1969, il a rapporté un document précieux, Saravah , qui vient d'être édité en DVD (Frémeaux). En trois jours de tournage, il a pu filmer le vétéran - et monument - Pixinguinha, les jeunes Baden Powell, Maria Bethania et Paulinho da Viola à l'aube de la gloire.
Barouh quitte en 1959 son quartier général de Saint-Germain-des-Prés et file en stop au Portugal. A Lisbonne, il rencontre Sivuca, un musicien nordestin qui l'initie, et achète dans la foulée le disque Chega de Saudade , nouveauté d'un chanteur-guitariste nommé Joao Gilberto. "J'ai usé les sillons jour et nuit sur mon Teppaz, se souvient Barouh. Je n'avais jamais imaginé des enchaînements harmoniques pareils. Mon colocataire dans le quartier du Barrio Alto était un guitariste belge de jazz, qui avait joué avec Stan Getz. En entendant Desafinado , il a fait cette remarque prémonitoire : "Si Getz s'en empare, c'est un carton planétaire"." En 1964, le fameux disque Getz-Gilberto lancera la vogue internationale de la bossa-nova.
Barouh embarque sur un cargo en route pour le Brésil, décidé à rencontrer le trio infernal à l'origine de Chega de Saudade : outre Joao Gilberto, le compositeur Tom Jobim et le poète diplomate Vinicius de Moraes. Trois jours d'escale à Rio n'y suffiront pas. Revenu à Paris, Barouh devient VRP de la bossa naissante, fait écouter son sésame à tous ceux qu'ils croisent Michel Legrand et Georges Moustaki seront les premiers conquis. Un soir, dans un bistrot de Paris, il chantonne à un ami un air de la diva carioca Dolorès Duran. "A la table d'à côté, une femme dresse l'oreille : "Comment pouvez-vous connaître ça ?" Elle m'invite le lendemain à une petite fête chez elle, rue Suger. J'y trouve Vinicius et Baden Powell. J'avais fait 9 000 kilomètres pour rien !"
Barouh se lie d'amitié avec les deux Brésiliens et travaille derechef à des adaptations de leurs chansons. La plus célèbre, Samba Sarava (d'après Samba da Bençao ), fut enregistrée à Rio chez le guitariste Baden Powell, génie de l'afro-samba. A 8 heures du matin, peu avant le départ de Barouh. A Orly, il est accueilli par Claude Lelouch. Le cinéaste écoute Samba Sarava et décide de l'intégrer derechef dans Un homme et une femme (1966) qui triomphe au Festival de Cannes.
EN 1959, une autre Palme d'or française avait déjà révélé la beauté de la bossa. Réalisé à partir d'une pièce de Vinicius de Moraes transposant le mythe d'Orphée et Eurydice dans les favelas, Orfeu Negro de Marcel Camus, permit de diffuser les chansons de Luiz Bonfa et de Tom Jobim. Décrié aujourd'hui pour son angélisme, le film a eu le mérite de sensibiliser le public à la saudade - mélancolie rêveuse -, quand l'exotisme "festif" était de mise. Genre Si tu vas à Rio de Dario Moreno.
Le malentendu sur l'identité brésilienne est ancien, puisqu'on en trouve trace dès La Vie parisienne d'Offenbach (1866) avec l'air Je suis Brésilien, j'ai de l'or. Au début du XXe siècle, l'intérêt vaut surtout pour la danse. Une mode fait fureur à Montmartre et à Montparnasse, le maxixe ou "tango brésilien." La vedette en est le Duque, un ancien dentiste qui ouvre un cours et une boîte. Le succès est tel qu'il entre en concurrence avec le tango argentin.
En 1922, le Duque fait venir les Batudas, l'orchestre de Pixinguinha. Programmés pour une semaine au cabaret Le Schéhérazade, les musiciens y resteront six mois. Capitale européenne du jazz, Paris s'amourache de cette confrérie joyeuse et explosive qui rivalise avec les big bands américains.
L'attrait de la samba touche même la musique savante. Secrétaire de Paul Claudel lors d'une mission consulaire au Brésil, le compositeur Darius Milhaud en rapporte Le Boeuf sur le toit , ballet pour orchestre créé en 1919 avec Jean Cocteau. L'oeuvre prête encore aujourd'hui à polémique : n'est-elle pas un pur plagiat (le premier d'une longue série), sous forme de collage, des airs d'une dizaine de musiciens brésiliens notamment le sambiste Donga ?
La seconde guerre mondiale resserre les liens entre musiciens des deux pays. Neutre, le Brésil accueille les tournées de Jean Sablon (qui interprétera plus tard Aquarela do Brasil et des compositions de Dorival Caymmi) et de Ray Ventura et ses Collégiens. Dans cet orchestre, il y a alors un guitariste nommé Henri Salvador, qui résidera à Rio de Janeiro jusqu'en 1944. Le Guyanais se souvient du premier concert au Copacabana Palace : "Il y avait 40 musiciens tropicaux sur scène et nous offrions 40 minutes de jazz. Le premier soir s'est mal passé, le public avait un masque de mort . Ventura m'a dit : "Sauve-nous !" J'ai fait une imitation de Popeye et le lendemain, j'étais en première page du journal. Ils ont pensé que j'étais brésilien à cause de la couleur de peau !"
En 1941, Ventura gagne Hollywood. Salvador reste à Rio, apprend le brésilien en quinze jours, joue au casino d'Urca. Le patriarche qui participera le 13 juillet, place de la Bastille à Paris, à un grand concert brésilien, a-t-il, comme il le laisse entendre, "inventé" la bossa-nova avec sa chanson Dans mon île (1957) ? Tom Jobim aurait eu l'idée de ralentir le tempo de la samba après avoir vu le film italien pour lequel fut composé ce boléro.

De la spiritualité dans le Jazz (JC&Co.)

23/01/2005 05:28
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A la rencontre de Mrs Coltrane

L'Express du 11/10/2004
Alice au pays des Coltrane

par Paola Genone

Depuis 1978, l'épouse du légendaire saxophoniste a quitté la scène pour fonder un ashram. Retirée du monde, mais poursuivant une oeuvre que son fils Ravi, musicien lui aussi, rêvait de lui faire enregistrer. L'Express l'a rencontrée en exclusivité dans son refuge californien, alors que sort ce disque tant attendu: l'album d'une famille qui a écrit quelques-unes des pages les plus visionnaires du jazz


Lorsque Alice Coltrane fait son apparition, une lumière d'aurore et un parfum de musc envahissent l'espace. Autour d'elle, tout s'efface. On a beau être cartésien, la magie qui se dégage de ses yeux, de son regard perçant, semble sonder votre âme. C'est la rencontre avec un être habité. Drapée dans un sari orange et doré rapporté de Madras, elle marche pieds nus, noire comme l'ébène, fine comme une liane, vibrante comme ses instruments, posés à chaque coin de cette pièce: une harpe, un orgue d'église, des tambouras, un oud et, au centre, le grand Steinway à queue offert par John Coltrane en 1964. Personne, à part les intimes, n'avait jamais accédé à ce temple où cette femme a passé les vingt-sept dernières années, retirée du monde. Toute son existence est là, dans cette caverne d'Ali Baba où sont conservés les cadeaux du légendaire saxophoniste, des livres de philosophie et de religion. Quatorze tapis turquoise et vert émeraude, qu'il a fait venir pour elle de Syrie, recouvrent le sol. Des poésies et des partitions signées JC voyagent ici et là sur des feuilles volantes.

L'esprit de Coltrane est partout. Fixé sur une photo géante où il joue les yeux fermés. Evoqué par les pochettes accrochées au mur - le disque d'or de A Love Supreme, le plus grand canon du jazz, l'un des 80 albums les plus vendus au monde, repris aussi par le groupe rock U2 - et l'éclat de ses sax, de ses clarinettes, de ses flûtes... Omniprésent, mais pas étouffant.

Une quête musicale et spirituelle
Le charisme de ce génie est loin d'effacer la personnalité de son épouse. Alice n'a jamais eu besoin de Coltrane pour exister, ni artistiquement ni humainement. «Nous avons voyagé l'un à côté de l'autre, dit-elle, comme deux oiseaux, en volant de nos propres ailes. Je n'étais pas son miroir, il n'était pas le mien. Nous étions deux êtres à part entière, avec la même trajectoire, la même quête.» Avant de s'aimer, d'écrire ensemble quelques-unes des pages les plus révolutionnaires du jazz, John et Alice se forgent leur propre personnalité.

A l'âge de 7 ans, Alice McLeod étudie le piano classique; le dimanche, elle joue de l'orgue dans les églises de Detroit, sa ville natale. Son frère, le bassiste Ernie Farrow, la lance dans la frénésie du be-bop. Elle prend des cours avec Bud Powell et devient l'une des rares femmes acceptées dans un monde d'hommes. Aucun musicien ne fait une objection quand elle déboule dans le groupe de Coltrane, en 1965, et prend la place de l'indiscutable pianiste McCoy Tyner. Lorsque John meurt, deux ans plus tard, Alice poursuit sa carrière, se produisant en leader au côté de stars comme Carlos Santana, Ornette Coleman, Pharoah Sanders, Wayne Shorter et le même McCoy Tyner, peu rancunier.

Sa quête musicale devient de plus en plus marquée par son parcours spirituel, entrepris avec Coltrane. Jusqu'au jour où, en 1978, Alice quitte l'univers musical pour se consacrer à un voyage dans les profondeurs de l'âme. Aujourd'hui, à 67 ans, mystique, végétarienne, fondatrice d'un ashram dont elle est le maître spirituel, elle se nomme Turiya Sangitananda. Mais, attention! Alice et Turiya («transit vers Dieu», en hindi) sont une seule et même personne. Comme John était Ohnedaruth - le nom spirituel qu'il s'était choisi signifie «compassion» en sanskrit. A la fois spirituelle et pragmatique, ne professant aucune religion, sinon celle de la méditation, cette femme a continué à jouer pendant ces années dans la solitude, pour sa communauté ou avec ses enfants, tous musiciens. C'est grâce à l'un d'eux, le saxophoniste Ravi John Coltrane, 39 ans, que L'Express a pu pénétrer dans ce luxueux refuge, entouré d'un grand parc, situé à vingt minutes de Los Angeles. C'est là qu'Alice habite depuis 1972 et que Ravi a grandi, bercé par les disques de son père et les hymnes chantés par sa mère, des mélanges envoûtants de gospel et de cantiques indiens. Ravi, dont le nom signifie «soleil», est là, près d'elle, rayonnant, les yeux rivés sur un CD qu'il fait tournoyer entre ses mains.

Ce disque, un chef-d'oeuvre intitulé Translinear Light, est la réalisation d'un rêve qui l'obsède depuis des années: entraîner sa mère dans un studio d'enregistrement après plus d'un quart de siècle de silence. «C'était tellement frustrant, explique Ravi, de jouer avec elle, d'entendre ce piano, cet orgue résonner de mille notes, nuances, timbres, rythmes, mélodies sans le partager avec le public, mais aussi avec les musiciens qui l'avaient accompagnée pendant tant d'années! Le bassiste Charlie Haden et le batteur Jack DeJohnette, qui jouent sur ce disque, me suppliaient de la persuader de revenir.»

Ravi a 2 ans lorsque son père meurt. «Je ne pouvais pas imaginer que ma vie ou celle de ma mère se terminent sans avoir laissé une trace de la musique qu'on a jouée ensemble. C'est elle qui m'a élevé; c'est elle ma première pulsion de vie.» Exceptionnellement, Alice et Ravi acceptent de se produire devant nous, filmés par les caméras de France 2*.

Lorsqu'elle attaque Translinear Light, une cascade de notes résonnent dans la pièce comme si elles provenaient d'une harpe. Le sax ténor de Ravi pousse un long gémissement, tremblant, d'une douceur et d'une nostalgie indescriptibles. Ses jambes sont ancrées dans le sol; son souffle se propage au-delà de la pièce. Ravi a ouvert ses ailes. Alice se souvient du jour où elle a composé ce morceau, en 1966: «C'était l'aube. John dormait. J'étais descendue dans le salon pour jouer ce thème doux qui s'était dessiné pendant la nuit dans mon esprit.» La mélodie réveille Coltrane, qui, transporté, lui demande de continuer. Prend-il son sax pour l'accompagner? Alice sourit, et Ravi répond: «Ma mère est très réservée. C'était un moment d'intimité intense qu'elle préfère garder pour elle.» Réservée, mais puissante comme une tornade: ainsi la décrivent tous ceux qui l'ont rencontrée.

Le véritable big bang entre Alice et John a lieu le 18 juillet 1963, sous les lumières du Birdland. Le célèbre club new-yorkais présente deux groupes qui se produiront chaque soir, l'un à la suite de l'autre, pendant une semaine: le big band be-bop du vibraphoniste Terry Gibbs, avec Alice McLeod, et le quartet de John Coltrane. «Je me souviendrai de cette nuit toute ma vie», dit aujourd'hui Terry Gibbs. Les musiciens sont dans les coulisses. Alice traverse le couloir. John arrive du côté opposé. Un instant suspendu. «Lorsque leurs regards se sont croisés, poursuit Gibbs, j'ai vu a love supreme droit devant mes yeux.» Pendant une semaine, John et Alice vont rester assis dans la même loge, les yeux dans les yeux, sans qu'une seule parole soit prononcée. Gibbs décrit la suite: «Quand il jouait, elle se cachait derrière le rideau pour l'écouter. On aurait dit qu'elle buvait ses notes. Puis, dès qu'elle le voyait passer, elle baissait les yeux, comme une petite fille.» Aujourd'hui, le regard d'Alice est encore rêveur lorsqu'on lui demande d'évoquer ces jours: «Il n'y avait pas besoin de mots. Je suis tombée amoureuse de son esprit. Il dégageait une telle paix... Rien ne semblait le perturber. Il était totalement plongé dans ses pensées. John n'avait besoin de personne. C'est ce que j'aimais en lui.»

A Love Supreme, genèse d'un chef-d'oeuvre
Petit à petit, ils se parlent, se rencontrent, se trouvent. Tous les deux ont été influencés par les chants d'église, le gospel et le blues. John est le petit-fils d'un pasteur; Alice est issue d'une famille très religieuse. Tous les deux ont été marqués par la rencontre avec le saxophoniste Yusef Lateef, fin connaisseur des philosophies orientales. Alice a joué, très jeune, dans son groupe. Coltrane le croise en 1957, à l'un des moments les plus tragiques de sa vie: il vient d'être viré de la formation de Miles Davis à cause de sa dépendance à l'héroïne et à l'alcool. Les lectures que lui conseille Lateef l'aident à se libérer de la drogue et à connaître ce qu'il appellera dans les notes de la pochette de A Love Supreme un «éveil spirituel», une «révélation»: «Rendre les autres heureux à travers la musique.»

Au début de leur histoire, John vient surprendre Alice pendant qu'elle est en tournée et, comme Gibbs tient à le préciser, «ils dormaient dans des chambres séparées, car Alice était une véritable lady et John la respectait énormément». L'aube de cet amour est aussi le début d'une nouvelle phase musicale, pour tous les deux. Alice quitte Gibbs et clôt son ère be-bop.

Nous sommes en 1963, Coltrane a 37 ans. La musique jaillit de son sax comme le pétrole d'un puits, les labels se l'arrachent, l'argent coule. Il roule en Jaguar et, après avoir quitté Naima, sa précédente épouse (à laquelle il reproche de ne pas lui avoir donné d'enfants), emménage avec Alice dans un ranch de 3 hectares à Dix Hills, dans le sud de Long Island. C'est au coeur de ce paradis de paix et de musique, de balades à cheval (ils ont une écurie) et d'amour que leur premier enfant voit le jour: Arjuna John Coltrane naît le 26 août 1964. Son prénom est inspiré des écritures sacrées de la Bhagavad-Gita (7e livre du Mahabharata), où le dieu Krishna dit au guerrier Arjuna: «Agis, mais ne désire pas les fruits de ton action.»

Hasard ou coïncidence, Coltrane composera une série de chefs-d'oeuvre correspondant à la conception ou à la naissance de chacun de ses enfants. Crescent, élaboré pendant la première grossesse d'Alice, puis, huit mois avant que Ravi John Narayan ne vienne au monde (narayan signifie «eau en perpétuel mouvement»), le 6 août 1965, A Love Supreme. Il le conçoit chez lui, travaillant jour et nuit. «Il devait être 16 heures, raconte Alice. John était monté dans sa chambre pour méditer. Pendant cinq jours, il y est resté enfermé. On entendait des sons de sax jaillir après des heures de silence. Pas une seule fois je ne l'ai dérangé, sauf pour lui apporter des repas frugaux qu'il ne terminait pas.» Elle n'oubliera jamais l'instant où elle le vit descendre l'escalier et refaire surface: «Ce fut comme voir Moïse descendre de sa montagne. Il était si beau qu'il illuminait la pièce. Tout son être irradiait la joie et la paix.»

Coltrane lui raconta qu'après des jours de méditation la musique avait surgi d'un seul coup. Il l'enregistra avec son quartet, le 9 décembre 1964, en une seule prise. Quelque temps après, McCoy Tyner l'abandonnait, en déclarant que ses arrangements étaient devenus inintelligibles. Alice prenait sa place. Leur musique devenait de plus en plus métaphysique, à la fois extatique et abstraite, inspirée de la répétitivité des minimalistes américains et des raga indiens. Le saxophoniste free Pharoah Sanders rejoignit alors la formation, apportant un son puissant, un timbre déchirant évoquant les cris humains et les toiles de Jackson Pollock. Ensemble, ils enregistreront Live at the Village Vanguard Again. Mais entre-temps, en 1966, au cours d'une tournée, Elvin Jones a quitté le groupe. Roberta Garrison, danseuse et femme du bassiste Jimmy Garrison, raconte aujourd'hui: «Elvin était furibond, car John avait ajouté un autre batteur au groupe, Rashied Ali. Il disait qu'il ne pouvait plus entendre ce que les autres musiciens jouaient.» Selon Roberta, lorsque le ton montait dans les coulisses, John était le seul à rester calme: «Sauf une fois, au Japon, où même Jimmy, le seul qui ne l'a jamais abandonné, a quitté sa contrebasse et est sorti de scène en plein concert. John lui a donné une amende et, quelques semaines plus tard, Jimmy m'a confié que Coltrane était à des années-lumière des autres et qu'il était difficile de le suivre, tellement il avançait à pas de géant. Seule Alice semblait le comprendre.» Par la suite, Elvin Jones comparera Coltrane à Einstein et, en 1991, invitera Ravi à se joindre à son groupe. «Alice me disait: «John sait où il va», conclut Roberta. Ensemble, ils cherchaient la vérité à travers le son. Un son qu'ils qualifiaient d'universel.» A ce moment, le couple s'inspire de toutes sortes de sonorités, des cloches des temples bouddhistes aux kotos japonais, de la musique des derviches aux percussions d'Afrique. Ils fréquentent et partagent des lectures avec un percussionniste africain, Babatunde Olatunji, que John a rencontré en 1961.

Olatunji vient d'un village de pêcheurs yoruba. Le prénom du troisième fils de John et Alice, Oranyan, né le 19 mars 1967, est inspiré d'un dieu yoruba. En avril, ils enregistrent leur dernier disque ensemble, à l'Olatunji Center for African Culture, à New York (l'album porte ce titre), avec Rashied Ali, Pharoah Sanders, Jimmy Garrison et deux musiciens africains. En mai, Coltrane est pris d'une douleur atroce à l'abdomen. Le 17 juillet, il meurt d'un cancer. Il ne saura jamais que son fils aîné, Arjuna, mourra dans un accident de voiture, en 1982. Ni qu'à la suite de ce drame Ravi arrêtera de jouer pendant des années, se sentant «perdu et sans plus aucun repère», comme il le dit. Jamais John ne saura que, grâce à sa musique, Ravi se sortira de ce gouffre: «J'ai découvert réellement la musique de John Coltrane à l'âge de 19 ans, en l'écoutant, l'analysant, la jouant pendant des heures et des heures.» Pour faire le deuil d'un père dont il n'a aucun souvenir. Pour le connaître. Pour se connaître.

«Mon passé et mon présent sont reliés»
A la mort de John, Alice se noie dans le travail et compose un disque sublime, A Monastic Trio, sorte de transcendance de cette douleur sans fin, qu'elle partage avec Pharoah Sanders, Jimmy Garrison et les deux batteurs Ben Riley et Rashied Ali. Elle l'enregistre chez elle, à New York, dans le studio que John avait commencé à créer et qu'elle termine d'aménager. C'est là, puis en Californie, qu'elle produira des oeuvres inédites de Coltrane. Elle enregistrera aussi une série d'albums visionnaires en leader, parfois si psychédéliques - par les sonorités de son orgue Wurlitzer - que des groupes rock comme Radiohead ouvriront leurs concerts, trente années plus tard, par des compositions d'Alice, tel Blue Nile.

De sa maison d'Oxford, Jonny Greenwood, guitariste de Radiohead, raconte: «On écoute Alice Coltrane en boucle. Dans notre disque Kid A, nous avons repris ses arrangements, utilisant une harpe à la place des guitares. Et, dans l'album Amnesiac, nous avons superposé la version de A Love Supreme faite en 1971 par Alice Coltrane avec son gourou sur la chanson Dollars and Cents.» Alice ne sait pas qui est Radiohead. Pourtant, les membres du groupe savent qui est Swami Satchidananda, son premier gourou, rencontré après la mort de Coltrane. C'est avec lui qu'Alice entreprend le premier de ses voyages en Inde. Elle consacre à cet événement le disque Journey in Satchidananda (1970): «Swami était le seul être, après John, à exprimer un amour universel», dit-elle. Dans son World Galaxy (1971), elle enregistre avec lui cette fameuse version de A Love Supreme, mélange kitsch, mais touchant, d'une narration de son gourou sur des arrangements symphoniques de cordes à la Stravinsky et de mélodies à la Madame Butterfly.

Trente ans plus tard, on rencontre Ravi Coltrane dans l'ashram de sa mère, le Vedanta Center. On l'avait vu quelques jours auparavant en concert à Chicago, improvisant à partir de permutations mathématiques de notes. Là, on le retrouve, habillé de blanc, au milieu des montagnes de Santa Monica, dans un canyon sacré où vivaient les Indiens Chumash. Ravi gravit les marches de l'ashram, un bâtiment perdu au milieu des forêts et des ruisseaux. Les femmes sont assises sur la droite, les hommes sur la gauche, tous en position du lotus. Seule Turiya Sangitananda se distingue, installée au fond de la salle, derrière son orgue. Elle attaque un mantra (chant de prière) sur une gamme pentatonique indienne, que l'auditoire transforme rapidement en un gospel libératoire. Ravi, assis à côté d'Oranyan - qui joue du sax, en duo avec Alice, dans un morceau de Translinear Light - scande chaque mot en sanskrit. En sortant, il remarque notre air étonné: «J'ai grandi au milieu des images de divinités indiennes - Ganesh, Shiva - et des portraits de Satya Sai Baba, l'actuel gourou de ma mère. J'ai appris les mantras et les hymnes, sans que personne m'y oblige. Mais ce n'est pas ma vie. Je respecte la différence et j'aime leurs chants.»

Translinear Light commence par un chant traditionnel (Sita Ram) et se conclut sur un choeur de voix enregistrées dans l'ashram (Satya Sai Isha). Pour Alice, ces morceaux étaient essentiels: «Ce disque montre que mon passé et mon présent sont reliés. Je n'ai jamais oublié les orgues d'église, le be-bop et le reste. Mais je voulais évoluer, utiliser le son comme un vecteur pour aller plus loin. La musique est un excellent instrument de méditation. Notre esprit est perpétuellement occupé, traversé de vagues de pensées, sollicité par les bruits, les mots, les angoisses, les désirs. Lorsque nous nous concentrons, que nous focalisons notre attention sur un morceau, comme sur un mandala, notre esprit se calme, devient silencieux, laissant la place au vide. Le vide fait peur, je sais. Il peut générer la panique. Mais il faut en passer par là pour commencer à voir, pour tracer cette ligne droite qui mène à l'essentiel, à la lumière: à la connaissance de nous-mêmes et de ce qui nous entoure.»
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