Racing 2014

09/07/2011 23:57
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Puisque le Racing réel a sombré dans l'absurde, alors lâchons-nous dans la fiction. Six petites histoires semi-indépendantes qui valent ce qu'elles valent, mais qui ne seront jamais à la hauteur de ce que nous apporte la réalité depuis quelque temps...
1. GLUCHUMIHAA
2. La promesse d'Hubert Gutmann
3. Sigismond et le microchat
4. Christophe Chu et l'élixir de Jean-Pierre
5. Le quasi-passe-muraille
6. Le dernier jour de Henry Schulmeister


1/6 GLUCHUMIHAAA

On le disait fini. Usé par cinquante ans de joutes verbales et politiques, avec son cortège de combats, contre les autres, tous les autres, ceux d'en face en général mais surtout, les proches qu'il fallait flatter et remobiliser à chaque échéance, les très proches tentant de faire fauteuil commun pour mieux, au final, le déloger, les jeunes trop pressés de l'enterrer, les vieux dont le dernier dessein était de précipiter sa chute finale. Sa dernière défaite électorale l'avait laissé meurtri; l'élection d'Hubert Gutmann à la mairie de Strasbourg, au mois de mars, malgré ses manoeuvres en coulisse pour promouvoir un nouveau tandem autour de ses affidés Jean-Constant Hubert et Bérengère Ottonel, venait de consacrer l'épuisement de son crédit politique. Plus que jamais terré dans sa vaste demeure de la Robertsau, Hubert Ganteaume, soixante-treize ans et des poussières, semblait, enfin, accepter sa disparition effective de la sphère publique strasbourgeoise.

Cette assertion, largement partagée dans le landerneau, n'était pas tout à fait exacte. Certes, Madame Ganteaume se félicitait presque de devenir dure d'oreille avec l'âge, ne subissant ainsi qu'à moitié les diatribes aussi aigries qu'universelles de son irascible époux, et s'épargnant partiellement la torture que peut devenir le passage quotidien et en boucle des disques vinyle de Hugues Aufray, le grand personnage de son mari depuis les années soixante. Bien sûr, le visiteur rencontrant Hubert Ganteaume à l'heure de sa lecture de l'Alsacien Libéré risquait de payer pour le malheureux journaliste auteur d'un article élogieux sur le nouveau maire Hubert Gutmann, adjoint puis successeur plébiscité du consensuel Roger Fritsch.

Mais Hubert Ganteaume n'était pas Hubert Ganteaume pour rien. Cet Alsacien pure souche relevait du sanglier ardennais, que seule la mort pourrait abattre, mais certainement pas l'adversité. Derrière ce grand corps affaissé, derrière ce bruit et cette fureur à la seule adresse de murs indifférents, demeurait, intacte, inquiétante presque, une volonté glacée, intransigeante, boulimique. Une soif de pouvoir absolu, heureusement humanisée par une culture immense qu'il serait réducteur de limiter à l'exégèse de la vie et de l'oeuvre d'Hugues Aufray, et par une incontestable passion pour sa ville et sa région.

Hubert était bien résolu à peser jusqu'au bout sur le cours des choses. Il n'en était pas moins lucide; seule, une opportunité, une occasion de se poser en recours, ou un événement lui permettant de montrer aux Strasbourgeois un visage moins partisan, mais toujours flamboyant, lui permettrait, une dernière fois, d'occuper les premiers rôles.

Pour ce faire, il ne négligeait aucun détail. En particulier, il avait pris la précaution, depuis plus de dix ans, de circonvenir l'ensemble des jeunes militants, même ceux formés par ses anciens alliés. Tous, et notamment le trio composé du combatif Jean-Constant Hubert, de Bérengère Ottonel, qui lui était toute dévouée, et de l'omniprésent Christophe Depierre, espèrent de lui, qui un mandat, qui une recommandation pour un emploi, qui une reconnaissance publique, qui une place dirigeante dans les instances du parti.

Lui-même veillait à demeurer sur le pied de guerre. Outre une étude exhaustive de l'actualité présente et passée, et des plongées quotidiennes dans sa bibliothèque, il veillait à enrayer les effets du temps. Bien évidemment, il ne pouvait jouer les vieux beaux. Toutefois, en compensation, il soignait frénétiquement sa diction. Tous les matins à 8h15 précises, depuis qu'il avait quitté le pouvoir en 2008, il s'astreignait à une demi-heure d'exercices vocaux devant un grand miroir. "GLUUUUUUUUUUUUU......... CHUUUUUUUUUUUUU............... MIIIIIIIIIIIIIIIIIIII......... HAAAAAAAAAAAAAA.......". Hubert acceptait cette corvée passablement ridicule au nom de sa finalité: garder intacte sa verve tribunicienne aux yeux des Strasbourgeois, en évitant à tout prix de voir sa belle et chaude voix altérée par la vieillesse.

Moins de deux mois seulement après son dernier échec politique, l'opportunité tant espérée se présenta.

Au matin du mardi 13 mai, le facteur apporta un courrier émanant du cabinet du maire de Strasbourg. Hubert était perplexe: que pouvait bien lui vouloir Gutmann? Lui demander de bien vouloir passer en mairie de quartier pour récupérer ses colis de Noël du troisième âge, non réclamés depuis huit ans qu'il était en droit d'y prétendre? L'informer d'une prochaine réunion sur la propreté canine rue Boecklin? L'inviter à une inauguration quelconque?


Oui, c'était cela, une inauguration. Mais pas n'importe laquelle, et pas seulement pour y faire acte de présence.

Le message de Hubert Gutmann était celui d'un vainqueur décisif, magnanime avec son adversaire définitivement hors de combat, mais, en même temps, d'un fair-play assez inattendu de la part d'un homme politique arrivé aux sommets par la voie de l'appareil partisan. Le nouveau maire de Strasbourg écrivait ceci: "Monsieur Ganteaume, imaginé à la fin de votre mandat à la communauté urbaine de Strasbourg, l'Eurostadium sera l'écrin du Racing-Club de Strasbourg en Championnat de Ligue 2 à compter de la saison prochaine. Aussi, à l'occasion de l'inauguration de cette vitrine de notre ville, je serais honoré de vous compter parmi les présents à l'inauguration de l'Eurostadium qui se tiendra le vendredi 25 juillet à 18 heures, sous le haut patronage de Madame le Premier Ministre, en lever de rideau du match d'ouverture de la saison de Ligue 2. En ces circonstances, dans un esprit républicain, je souhaite que vous prononciez un de ces discours brillants dont vous avez le secret".

Hubert relut trois fois cette étonnante missive, en soupesant chaque terme, rougissant de plaisir d'abord, tremblant ensuite devant la conscience de l'enjeu en train de se faire jour dans son esprit. Jamais, dans son demi-siècle de carrière, une telle tribune ne lui avait été offerte. Le Premier Ministre, plusieurs centaines d'officiels, et, surtout, 45 000 électeurs potentiels massés dans les travées; oui, son discours serait brillant, le plus étincelant que l'on puisse imaginer.

Dès le mercredi, toute la ville était au courant du prochain discours d'Hubert Ganteaume. Il n'avait pas pu s'en empêcher. Dès le mardi, Jean-Constant Hubert et Bérengère Ottonel avaient été avertis: "Suscitez le désir, annoncez le rejaillissement de l'ancien volcan qu'on croyait trop vieux", avait ordonné Ganteaume.

Christophe Depierre avait bénéficié du haut-parleur de son ami Jean-Constant, et s'empressa d'ébruiter la nouvelle partout, principalement chez les indifférents, voire les hostiles, qu'il prenait pour ses amis, en s'attribuant le mérite du retour de flamme du vieux combattant. "J'ai dit à Hubert, se vantait Depierre, qu'en juin 892 avant le Christ, Hahanuk, vieux chef inuit retiré en attendant la mort, avait été tiré de sa solitude à 89 ans pour sauver son peuple de la famine. Comme Jean XXIII en 1958. Hubert sera tel le Phénix et portera Strasbourg vers la gloire éternelle".

De commérage en commérage, la nouvelle de la contre-offensive de Ganteaume parcourut toute la ville, et parvint même jusqu'au vieux Schuhansen, qui ne sortait pourtant plus beaucoup, mais qui fut phagocyté par Depierre lors de sa visite hebdomadaire à ses anciens bureaux de la rue Saint-Léon. Tandis que le second s'époumonait et se rengorgeait, le premier esquissait un sourire d'abord crispé, puis énigmatique, et enfin franchement narquois. Depierre n'y prêta aucune attention, et rapporta à son maître que Charles Schuhansen, son vieil ennemi, avait fait bon accueil à son projet de retour.

D'abord agacé par les idioties de son trop zélé serviteur, Hubert Ganteaume en prit son parti. Il s'agissait désormais de créer l'attente, d'allécher l'électeur, de lui faire regretter en juillet son choix de mars, et enfin, d'être fidèle à ce dernier rendez-vous que l'Histoire lui offrait, après tant d'occasions manquées.

Les séances de travail se succédèrent ainsi jusqu'à la mi-juin, à des intervalles très rapprochés. Un problème se posait toutefois. Si Hubert n'ignorait rien des caractéristiques du nouveau stade, si, après cinquante ans d'inaugurations, de remises de trophées, décorations et autres couronnes de Miss Tarte à la Rhubarbe, il n'avait plus rien à apprendre en termes de protocole, il lui manquait toujours, après six semaines de réflexions, cette idée-force, ce fil conducteur, cette charpente indispensable à une construction intellectuelle digne de ce nom.

"Soyez gaullien", insistait Jean-Constant Hubert. Il l'avait toujours été, sans que ce supplément d'âme ne lui assure pour autant le suffrage des Strasbourgeois. Même sincèrement, être gaullien n'est souvent qu'une posture, non une politique, et il ne le savait que trop bien. De sa voix haut perchée, Bérengère Ottonel l'exhortait: "Soyez vous-même, Ganteaume le grand homme". La flagornerie ne mène à rien, il n'a que trop payé pour le savoir lors de tous les derniers scrutins. "Alors, glapissait Depierre, si vous voulez des arguments de fond, reprenez l'histoire des lieux, montrez le chemin parcouru depuis l'ancien cimetière gallo-romain d'Argentoratum et au trait d'union qui existe entre le lieu funéraire et l'enceinte en forme de parallélogramme de l'Eurostadium". Ganteaume n'était pas sûr de comprendre, si tant est qu'il y ait réellement quelque chose à comprendre, et il se dit que, sans doute, les Strasbourgeois ne comprendraient rien non plus.

Il devrait donc surmonter seul l'obstacle. Il travailla donc ainsi la seconde quinzaine de juin, rassemblant ses souvenirs, lisant de vieux journaux datant de la fantastique saison 78-79, rencontrant l'ancien ailier et ancien élu Gilbert Friedrich pour évoquer les temps heureux du succès. Seule la fête de la Musique le 21 juin lui fit quitter l'étude, le temps d'assister au concert d'un groupe de jeunes Robertsauviens sur le parvis du Parlement Européen, qui avait placé quelques standards d'Hugues Aufray dans son répertoire. De même, il poursuivait assidûment ses exercices vocaux, et, la belle saison aidant, avec les fenêtres ouvertes, les voisins profitaient, mi-amusés, mi-agacés, de sa séance quotidienne de GLUUUUUUUU, de CHUUUUUUUUU, de MIIIIIIIIIIIII et de HAAAAAAAAA.

Le 5 juillet enfin, il rendit sa copie au service de presse de la communauté urbaine. C'était un beau discours, teinté d'humanisme vrai, exaltant l'alliance de la tradition et de la modernité tout en évitant les clichés et le déjà-dit, empli de joie, traçant le chemin du Racing-Club de Strasbourg, et de la ville tout entière, vers un destin glorieux. Un texte faisant honneur à son auteur, lequel pouvait compter sur ses talents d'orateur pour sublimer son oeuvre.

Hubert Ganteaume se mit alors à répéter frénétiquement, mesurant chaque intonation, repérant les syllabes difficiles à articuler, analysant chaque terme, recherchant la diction parfaite (GLUCHUMIHAAA), chronométrant son intervention. Tout semblait s'annoncer au mieux. Pourtant, il n'était pas satisfait. Quelque chose faisait défaut dans ce bel ordonnancement, mais il se trouvait incapable d'identifier la cause de son trouble.

Les jours passèrent. Le 14 juillet, Hubert Gutmann profita des cérémonies officielles pour prendre de ses nouvelles. "Je suis prêt", affirma Ganteaume, sur le ton du défi. "Au fait, Monsieur le Maire, comment sera baptisé l'Eurostadium?". "L'Eurostadium", répondit le maire.

Vendredi 25 juillet, jour de canicule. A sept heures trente du matin, Hubert Ganteaume manquait déjà d'air dans la chape de pollution qui recouvrait la ville depuis trois jours. Pas de vent, pas d'orage prévu non plus pour assainir l'atmosphère; la fête se tiendrait comme prévu, mais au prix d'un effort conséquent pour les orateurs du jour.

La journée défila. Sept heures quarante-cinq, petit déjeuner. Huit heures quinze, GLUCHUMIHAAA. Neuf heures, toilette et choix de la tenue du soir. Dix heures à midi, répétition, puis déjeuner, une heure de ratiocinations stériles sur ce qui pourrait ne pas aller, re-répétition, habillement définitif, une demi-heure de ratiocinations stériles sur ce qui pourrait ne pas aller, nouvel habillement définitif, le premier n'ayant pas supporté la transpiration.

A seize heures quarante-cinq précises, le chauffeur mandaté par la communauté urbaine se présenta. Les dés étaient jetés.

Hubert ne vit rien de la vingtaine de minutes de trajet. La rue Boecklin, l'allée de la Robertsau, la place Brant, les quais, la Bourse, la place de l'Etoile ne lui inspirèrent rien, il n'y remarqua rien, et, contrairement à d'habitude, il ne ressentit ni joie ni peine au passage de ces lieux qui ont tant compté dans sa désormais longue vie.

Puis, les barrières de sécurité, le parking, le stade. Hubert était arrivé.

Brillant de mille feux malgré l'heure largement diurne, pavoisé aux couleurs de l'Europe et à celles du Racing, traversé d'étoiles de lumière projetées de tous côtés, vibrant au rythme des milliers de coeurs déjà présents dans les tribunes, l'Eurostadium trônait, lingot d'argent improbable, fidèle en tous points à la maquette qui lui avait présentée en avant-première, en janvier 2008, peu avant qu'il ne quitte le pouvoir et quatre mois avant la présentation officielle du projet.

Il entra, sous l'escorte des agents de sécurité et des hôtesses d'accueil. Le salon des personnalités, hésitant entre le bleu roi et de bleu ciel, avait été décoré selon un goût curieux, les tissus précieux s'harmonisant comme on le faisait pour les survêtements du début des années 1980. Le bar n'en comportait pas moins une carte digne des lieux; Hubert, visiblement le premier notable arrivé -si l'on excepte le vieux Schuhansen, affalé sur sa canne dans un coin, près d'un ventilateur, qu'il n'avait même pas pris la peine d'aller saluer-, se fit servir une coupe de champagne millésimé.

A dix-huit heures cinq, alors qu'aucune place de libre ne subsistait dans l'enceinte sportive, que quarante-cinq mille personnes et des poussières entonnaient des chants à la gloire du Racing sous un soleil implacable qui avait d'ores et déjà conduit plus d'un à l'infirmerie, Hubert n'avait guère reçu le renfort que de ses trois inévitables factotums, invités sur la portion congrue réservée à l'opposition municipale, ainsi que de son ancien conseiller Gilbert Friedrich. Ce dernier avait été invité par la municipalité non au titre d'ancien joueur, ni en tant qu'ancien élu, encore moins comme ancien président de la Ligue régionale, mais, par une cruelle ironie, du fait de son statut tout neuf d'ancien président de l'association des Amis du stade de la Meinau, stade partiellement détruit la semaine précédente.

La discussion était plate; Hubert n'en avait cure, il fixait fiévreusement l'horloge: l'avait-on mal dirigé?

A dix-huit heures vingt-quatre enfin, alors que Ganteaume finissait la répartition équitable d'une bouteille de champagne entre Friedrich, Ottonel et lui, le maire Hubert Gutmann, accompagné d'une nuée de responsables politiques et sportifs dont le Premier Ministre Jacqueline Thomazeau, reconnaissable à son tailleur fuschia, et le président du Racing Francis Martinet, à l'origine du projet, entra dans les salons. Aussitôt, des serveurs en livrée apportèrent des rafraîchissements aux arrivants. Hubert fut invité à les rejoindre. "Le coup d'envoi sera pour vous Ganteaume", lui glissa Martinet.

Le temps de faire honneur à la collation du maire, et la petite troupe se glissa, à travers un tunnel bordé de vitrines remplies d'objets emblématiques, jusqu'au centre du terrain. Une clameur incroyable accueillit les officiels, tandis que le speaker annonçait leur venue. Hubert n'en croyait pas ses yeux. Et, tandis que le maire Gutmann se rengorgeait, que le Premier Ministre souriait dans le vide, se sachant filmée et diffusée sur écran géant dans le stade et en-dehors, que les sportifs, en activité comme les anciens, hésitaient entre enthousiasme effréné et nostalgie des moments, bons et mauvais, passés à la Meinau, Hubert Ganteaume luttait contre la peur. La chaleur l'accablait, et il regrettait d'avoir consommé machinalement du champagne; il se sentait fébrile, prêt à défaillir.

"Il a encouragé Francis Martinet à porter le projet de l'Eurostadium comme il a mis en lumière tant de grands serviteurs de notre pays. Il mérite d'ouvrir cette fabuleuse soirée. Mesdames et Messieurs, Hubert Ganteaume!".

C'était à lui, et qu'importaient les quelques sifflets même pas compensés par les timides applaudissements polis. L'applaudimètre ne valait rien au début, les comptes seraient pour la fin. Hubert empoigna le micro.

"Par-delà les guerres, par-delà les monts qui, de part et d'autre, empêchent de la considérer tout à fait française ou tout à fait allemande, par-delà les préjugés, par-delà les peurs, Strasbourg est devenue un symbole. Celui de la paix dans le mouvement, celui aussi de l'identité commune de tout un continent réunie en un lieu pourtant si fier de son unicité...

La voix de stentor d'Hubert Ganteaume ne produisit aucun effet notable dans le stade. Le bruit de fond constitué par les dizaines de milliers de bavardages badins se maintint de plus belle. Il s'en aperçut et força alors le ton:

"Unique, c'est aussi, hélas, le titre de 1979 décroché par le Racing. Unique, c'est aussi, hélas, le nombre de finales de Coupe d'Europe des Clubs disputées à Strasbourg. Que faut-il en conclure? Que le minimum obligatoire est atteint? Que, les livres d'Histoire ayant leur compte, il n'est plus nécessaire d'investir dans l'avenir? Que le progrès, qui guide les civilisations depuis que la notion de civilisation est applicable à l'être humain, cesserait d'être un référentiel pertinent pour les Strasbourgeois? Je n'ai pu m'y résoudre, je ne m'y résous pas, je ne m'y résoudrai jamais.

Ganteaume était en train de vivre un drame d'autant plus terrible qu'il s'avérait des plus injustes, car, objectivement, le tribun, l'homme de culture et l'élu bâtisseur étaient tous les trois au rendez-vous, incarnés magnifiquement, malgré la canicule, malgré la tension, malgré les bulles de blanc de blancs. Mais rien n'y faisait: un Hubert Ganteaume, même des plus grands jours, ne pouvait rien contre une foule qui avait définitivement décidé de continuer à vivre sans lui, de le ranger comme un bibelot kitsch offert par un parent âgé que, par politesse, l'on n'ose pas jeter, mais que l'on méprise superbement.

N'étant pas écouté, Hubert haussait le ton, projetait ses bras en tous sens, et tentait maladroitement d'attirer l'attention par tous les artifices rhétoriques à sa disposition. Mais rien n'y faisait. Ce discours ne signerait pas sa résurrection mais son chant du cygne.

Alors, Hubert s'interrompit et, d'un geste théâtral, réduisit en miettes les feuillets de son discours. Instantanément, le brouhaha indifférent devint un murmure inquiet. Que se passait-il? Ganteaume allait-il se retirer précipitamment? En partant, donnerait-il ses raisons à Bruno Marquis, le journaliste sportif de l'Alsacien Libéré?

Hubert reprit la parole: "l'autre jour, votre maire me disait qu'en réalité, l'Eurostadium s'appelle l'Eurostadium, point. Trouvez-vous que ce soit un nom, pour un lieu qui est sensé avoir une âme? Ne trouvez-vous pas qu'il y a assez d'Europneu, d'Eurosupermarché, d'Eurochoucroute, d'Eurovêtements, et qu'il n'y a pas assez de nEurones au service communication de la Communauté urbaine de Strasbourg?"

Une grande majorité des quarante-cinq mille spectateurs poussa un cri valant approbation.

"Un nom s'impose pourtant", ajouta-t-il. Et soudain, il chanta:

"Voilà un stade qui ressemble à ceux d'Espagne... et d'Italie. Il y a des tifos, des chansons les accompagnent... et c'est joli. Quatre-vingt-dix minutes... Ca dure pas longtemps. Mais on resterait sûrement.... plus d'un million d'années... et toujours en été.

D'abord estomaqué, le public, sans comprendre tout à fait la démarche d'Hubert, n'en fut pas moins immédiatement conquis, pour ne pas dire littéralement retourné, subjugué, envoûté. Les tribunes essayaient de se raccrocher à la version ganteaumienne du célèbre standard des années soixante.

" Il y a des joueurs qui courent sur la pelouse... Y a les gardiens. Il y a l'OL, les Messins et puis Toulouse... parfois Amiens. Quatre-vingt-dix minutes...

Quarante-cinq-mille personnes chaviraient littéralement. Dans le carré des personnalités, le maire semblait oublier ses rivalités et savourait l'événement. Discrètement, Schuhansen s'était rapproché de l'orateur et figurait à présent au premier rang, aux côtés du Premier Ministre, résolument conquise.

Alors, une fois la chanson parvenue à son terme sous les applaudissements délirants des supporters, Hubert Ganteaume voulut porter l'estocade:

Entre ici, Hugues Aufray, ta place est...

"L'auteur de la chanson "le Sud" est Nino Ferrer. Hugues Aufray l'a reprise avec talent, mais il n'en est pas l'auteur".

La voix chuintante de Charles Schuhansen n'avait guère été perçue que de Ganteaume lui-même, et de Mme Thomazeau. Elle suffit à désarçonner Hubert.

... ici, parmi nous, et... euh, les tiens, et...

" Tu es un humaniste en peau de lapin qui cache ta suffisance derrière ta pompe et tes moulinets. " A quatre-vingt-douze ans, Schuhansen ne s'embarrassait plus de circonlocutions.

C'EST INJUSTE... euh, pardon, parmi nous les tiens car l'Eurostadium c'est toi qui l'a rêvé pour nous (sa diction s'accélérait brutalement, il avait subitement hâte de finir) et c'est la raison pour laquelle je vous propose de baptiser l'Eurostadium...

Alors, Schuhansen asséna le coup de grâce:

"Tes efforts sont inutiles. Depuis cinquante ans, les Strasbourgeois t'ont refusé tout destin national; en particulier, à chaque fois que n'importe quel âne bâté de ton parti était préféré par les électeurs à un ténor adverse, toi tu as trouvé le moyen de te faire battre. J'en sais quelque chose, j'ai eu la joie de te laisser sur le carreau une fois..."

"GLUCHUMIHAAA"

Les nerfs d'Hubert Ganteaume venaient de lâcher. N'étant plus capable de poursuivre, n'étant pas en situation de répliquer à un vieillard que personne n'entendait à part lui, il perdit tous ses repères immédiats.

GLUCHUMIHAAA! GLUCHUMIHAAA!

Le seul point de stabilité que son cerveau put retrouver était ce condensé vocal qui l'avait accompagné depuis des années. Devant un public une nouvelle fois dérouté, Hubert éructait littéralement.

Gluchumiaou!

Bérengère Ottonel venait, par réflexe d'obéissance, de reproduire le propos de son maître. Le ridicule s'ajoutait au ridicule. Ceci eut au moins le pauvre mérite de faire prendre conscience à Hubert du processus d'effondrement dans lequel il se trouvait engagé. Péniblement mais courageusement, Hubert reprit le micro, et parla de cri primal, d'origine des civilisations, de partage, d'ouverture, et même du musée Jacques-Chirac consacré aux arts premiers, en concluant que Hugues Aufray était un digne représentant de l'humanisme rhénan, comme Nino Ferrer et comme Jacques Chirac. Personne n'y comprit rien sur le moment, il n'y avait d'ailleurs rien à comprendre à cette logorrhée, mais, dans le doute, chacun s'abstint de jugement définitif. Il bénéficia donc d'applaudissements polis.

Puis, il descendit de l'estrade, et prit place dans l'assistance. Avec dignité, il écouta l'ensemble des discours: celui, enjoué, du Premier Ministre, celui, efficace, du maire, celui, autocentré, de Francis Martinet, et les autres, jusqu'au dernier. Puis, prétextant être incommodé par la chaleur, il demanda à être ramené chez lui, sans voir le match inaugural.

Le lendemain, l'Alsacien Libéré publia un plein article sur le "stade Gluchumiaou" d'Hubert Ganteaume.

Meurtri à jamais, sa réputation définitivement perdue, Hubert Ganteaume quitta pour de bon sa Robertsau tant aimée, sans laisser d'adresse. On ne devait plus jamais l'entendre tempêter dans les rues de Strasbourg.

2/6 La promesse d'Hubert Gutmann

Par 63% des voix, Hubert Gutmann succéda à Roger Fritsch à la mairie de Strasbourg dès le premier tour des élections municipales de 2014. Une élection triomphale pour un homme parti de rien, promu par son seul travail acharné, et qui a su gagner la confiance des habitants en abandonnant peu à peu ses oripeaux d'homme d'appareil pour marcher sur les traces rassembleuses de son prédécesseur bien-aimé, une pointe de modernité en plus. Expérimenté sans être ringard, il avait su faire venir aux urnes en sa faveur des électeurs de tous horizons.

Ses adversaires avaient pourtant lancé une virulente campagne contre lui, avec, au coeur de la critique, son refus de construire un nouveau stade pour la Coupe du Monde de football de 1998. La décision prise alors pouvait a posteriori faire l'objet d'un jugement sévère tant elle est apparue comme une occasion manquée majeure, mais, à l'instant où Hubert Gutmann, adjoint chargé des sports à l'époque, devait prendre position, les choses n'étaient pas si limpides. Le projet était incertain, son financement préoccupant, et le stade de la Meinau datait d'une dizaine d'années seulement. Dans ce contexte, son choix, à contre-courant de l'enthousiasme populaire mais dicté par un esprit de responsabilité, lui avait paru justifié.

Il pensait qu'avec le temps, les Strasbourgeois lui sauraient gré de sa rigueur intellectuelle; il n'en était rien, et, lorsque ses opposants l'accusèrent de lâcheté et de manque de vision, et que les sondages montrèrent l'efficacité de l'attaque, il en fut profondément meurtri. Il n'eut alors d'autre choix que de promettre que, coûte que coûte, Strasbourg accueillerait la poule Est de l'Euro 2016, la décision du président Platini, à la tête de la fédération française, devant intervenir avant la fin du mois de mars 2014.

Parallèlement à sa campagne électorale, il se démultiplia, en tant que premier adjoint au maire, pour promouvoir la candidature du futur Eurostadium, dont l'inauguration était prévue en juillet.

Les Strasbourgeois le crurent, et les sondages remontèrent, au point, fin février, de dépasser toutes ses espérances. Les électeurs lui signifiaient ainsi qu'ils lui confiaient un véritable mandat, celui de faire de la ville un haut lieu de rayonnement sportif.

Sitôt l'élection passée, il fit, avec l'aide précieuse de Roger Fritsch, désormais disponible à plein temps pour cette mission, le siège du président Platini: invitation à l'inauguration le 25 juillet suivant, promesses de subventions au football amateur alsacien, avalanche de photos et de vidéos... Sans oublier la publicité négative faite au seul dossier concurrent, celui du Stade de Goin, déjà surnommé stade Patrick-Thull du nom de l'homme qui l'avait imaginé, et dont la livraison était prévue en 2015.

Goin... Goin? Village quasi-équidistant de Metz et de Nancy, donc loin de chacune de ces villes, mais proche de la gare-betterave de compromis entre les deux capitales de la Lorraine, Goin venait de bénéficier du même non-choix d'infrastructures que pour le TGV et l'aéroport régional. A telle enseigne que, au point où en était le niveau d'équipement de l'espace inter-agglomérations, des voix s'étaient élevées pour proposer que les établissements d'enseignement supérieur de Nancy et de Metz fusionnent à Pont-à-Mousson, berceau de l'Université dans la région au XIIIe siècle, et que le Conseil régional rejoigne également la cité mussipontine, pour mettre tout le monde d'accord. Hubert Gutmann se joignit allègrement à ce concert, en indiquant que la Lorraine ainsi libérée de ses querelles ancestrales aurait sa chance un jour mais que, pour cet événement, une Alsace unie constituait une garantie d'efficacité de l'organisation et de ferveur populaire.

Le 28 mars, jour fixé pour l'annonce officielle du choix du stade de la poule Grand Est, Hubert Gutmann était cloué au lit par un état grippal sans doute somatique, après des mois à battre le pavé et, sitôt élu, un premier dossier exigeant un investissement total. Dans sa chambre, il attendait fébrilement la conférence de presse de Michel Platini, prévue à onze heures trente. A l'heure dite, il rassembla ses forces pour ne rien manquer, et prit son téléphone auprès de lui, prêt à répondre aux sollicitations des journalistes et notamment à ceux de l'Alsacien Libéré, ce journal si versatile à son endroit, allié fuyant ou adversaire honnête selon les journalistes et les périodes, mais jamais frontalement hostile ou inconditionnellement enthousiaste.

Platini s'exprima:

"Le futur Eurostadium sera un splendide vaisseau, un trois-mâts fin comme un oiseau, qui portera le Racing-Club de Strasbourg vers des sommets européens, je n'en doute pas. Ce stade au coeur de l'Europe, à la forte identité, et aux derniers standards de sécurité et d'accessibilité, quoiqu'un peu loin du centre-ville, est tout à fait conforme à l'idée que l'on peut se faire d'une enceinte de prestige en 2014. Je suis convaincu que la Ville de Strasbourg est en capacité d'accueillir les plus grands événements mondiaux.

"Toutefois, ce matin, le Gouvernement luxembourgeois a contacté la Fédération Française de Football pour proposer une association du Grand-Duché à l'organisation du Championnat d'Europe des Nations 2016. Notre voisin ne dispose pas lui-même d'infrastructures d'accueil suffisantes, mais, eu égard à la relative proximité du Stade de Goin, permettant au public luxembourgeois d'assister en nombre à un tournoi majeur, le Grand-Duché propose d'assumer une part conséquente des coûts d'organisation de la poule Est, laquelle serait, en contrepartie, rebaptisée Est-Luxembourg. La FFF a décidé de bon coeur de donner suite à cette offre, et, partant, de retenir le futur stade Patrick-Thull de Goin comme siège de la poule Est-Luxembourg de l'Euro 2016."

Le téléphone d'Hubert sonna avant qu'il n'ait eu le temps de réaliser quoi que ce soit. "Bonjour Monsieur le Maire, Bruno Marquis de l'Alsacien Libéré. Monsieur le Maire, vous n'avez donc pas tenu votre promesse de campagne, puisque Strasbourg ne sera pas partie prenante à l'Euro 2016. Comment envisagez-vous la suite de votre mandat avec la crédibilité qui est la vôtre? Allez-vous démissionner?

"Le combat n'est pas terminé, car la Fédération Française de Football a commis une erreur de droit en acceptant l'offre du Grand-Duché du Luxembourg. En effet, l'organisation de l'Euro 2016 a été confiée à la France seule, quand il y a co-organisation, comme en 2012 avec la Pologne et l'Ukraine, il faut que les deux pays soient accrédités ensemble, sur la base d'un dossier de candidature commun. L'intrusion inopinée du Luxembourg dans l'organisation ne sera pas admise par l'UEFA".
Hubert Gutmann possédait décidément un sang-froid exceptionnel. Il remettait ses états d'âmes à plus tard; là, face à la presse, il fallait tenir, et rien d'autre. Et qu'importe la maladie.

Mais Bruno Marquis n'en avait pas terminé: "Est-ce pour cela que vous avez obstinément refusé de porter un projet franco-allemand, comme vous le proposaient le maire de Kehl et le président de l'Ortenaukreis? Une telle association aurait pu emporter la décision, semble-t-il..."
"Contrairement au Land du Bade-Wurtemberg, qui possède plusieurs stades aux normes ou, du moins, adaptables aux normes UEFA sans investissements excessifs, le Luxembourg est dépourvu de toute enceinte supérieure à 25 000 places. Le Luxembourg avait un intérêt direct à la construction du stade Patrick-Thull. Pour nos partenaires allemands, cela ne va pas de soi.
"Pourtant, même Gerhard Ullrich, le ministre-président du Land de Bade-Wurtemberg, s'était engagé à participer au tour de table, insista Marquis.
"Tout cela relève du faux débat, coupa Gutmann. Ils n'avaient pas le droit de faire ça, c'est un coup bas! Et d'ailleurs, vous-même, dans l'Alsacien Libéré, n'avez cessé d'enjoliver l'attitude des Allemands, histoire de nous faire passer pour de mauvais coucheurs auprès des Strasbourgeois!"

Hubert s'aperçut trop tard de sa maladresse. Bruno Marquis avait finalement réussi à le pousser à la faute: remettre en cause ouvertement l'intégrité d'un journaliste, même à juste titre, c'était s'exposer à un papier incendiaire le lendemain matin. Traumatisé par cet incident, inhabituel pour lui, il offrit aux journalistes radio et de la presse nationale l'image mécanique d'un homme défait, épuisant jusqu'au soir le même discours de circonstance.

L'article fatal, paru en une de l'Alsacien Libéré, titré "Gutmann a menti, Strasbourg perd l'Euro" et complété d'un encart intitulé "Gutmann refuse d'assumer et accuse la presse", résuma l'opinion générale. Hubert ne pouvait rester alité plus longtemps, et, au prix d'une dose conséquente d'amphétamines, reprit le chemin de son bureau. Afin d'éviter la vindicte populaire, il renonça à son vélo et se fit conduire place de l'Etoile en voiture. On était samedi, le bâtiment était vide, si l'on exceptait les agents de sécurité.

Il fallait trouver une parade, allumer un contre-feu, bref, faire quelque chose, sachant qu'il ne croyait pas une seconde à une possible remise en cause du choix du site mosellan. Il écrivit alors un message électronique à Michel Platini, lui demandant audience dans les meilleurs délais. Il prit soin d'en envoyer copie à la rédaction de l'Alsacien Libéré. Mais Michel Platini, comme tous les samedis, assistait à un match du championnat de France de Ligue 1. Dans ces conditions, Hubert ne fit qu'entretenir la polémique dans les éditions du journal strasbourgeois. Bruno Marquis parla de "manoeuvres désordonnées", Philippe Saint-Etienne, le rédacteur en chef du service des sports, écrivant pour sa part que "la politique de Gribouille menée par Hubert Gutmann depuis vingt ans a conduit le football strasbourgeois à l'abyme".

Le dimanche matin, le maire de Strasbourg reçut enfin le courriel tant attendu, mais, là où il aurait dû se réjouir, il fut à nouveau horrifié. A chaque jour son avanie, décidément: Michel Platini donnait audience au maire de Strasbourg pour évoquer l'Euro 2016 sous 48 heures, mais, de ce fait, la date du rendez-vous était fixée au mardi... 1er avril! Il voyait déjà les titres du lendemain, puis les canulars du surlendemain. Que faire pour conjurer le sort qui, décidément, s'acharnait? Rien. Il ne pouvait strictement rien faire, sinon affronter courageusement l'adversité. Et, effectivement, les médias furent plus déchaînés que jamais. Dans un éditorial d'une violence extraordinaire, titré "Encore un moment, Monsieur le bourreau", Philippe Saint-Etienne jugea "pathétique" la démarche du maire de Strasbourg, "réduit à brandir une épée en carton au visage du président de la FFF, comme si des arguties juridiques sans intérêt pouvaient changer le triste destin de l'Eurostadium, promis au sort du Mary Celeste, juste bon à accueillir des matches de L2 et leurs joueurs lilliputiens, errant dans le paysage footballistique sans croix et sans lumière".

Que faire, vraiment? Hubert Gutmann reprit son argumentaire des premiers jours, le répéta inlassablement, en évitant d'y incorporer ses critiques initiales du Stade de Goin. Il lui apparut rapidement qu'il ne pouvait guère aller plus loin que ce qu'il avait développé dans la phase de sélection; toutefois, il bénéficia d'un renfort de poids le lundi soir, en la personne de Gerhard Ullrich. Contre toute attente, le ministre-président de Bade-Wurtemberg fit diffuser un communiqué, indiquant qu'il accompagnerait le maire de Strasbourg à Paris le lendemain, au siège de la FFF, afin de défendre la candidature strasbourgeoise.

Le mardi matin, les deux élus prirent donc le même TGV. Ils n'avaient en réalité pas grand-chose à se dire: Hubert Gutmann sauvait la face sans jamais avoir pris la moindre initiative envers ses homologues d'outre-Rhin, Gerhard Ullrich s'octroyait le beau rôle sans jamais avoir reparlé aux Strasbourgeois de participation financière. Ils n'auraient, dans l'absolu, aucune valeur ajoutée à plaider ensemble la cause de l'Eurostadium, tant tout cela apparaissait évident. Restait la force de l'image, et le contraste, présenté entre complémentarité, entre le longiligne Gutmann, au regard gris derrière ses lunettes cerclées d'acier, et le rubicond Ullrich, vague sosie de l'ancien chancelier Helmut Kohl. Serait-ce suffisant pour masquer le fait que ces deux-là ne s'aimaient pas?

Train, gare de l'Est, taxi: le trajet passa rapidement, et silencieusement. Sitôt déposés devant l'immeuble de la Fédération Française, chacun fit un effort de complicité, Gutmann aidant l'imposant Ullrich à sortir du véhicule, puis l'Allemand insistant pour payer au conducteur l'intégralité de la course. Les deux pénétrèrent alors dans le bâtiment en bavardant de la pluie et du beau temps, mais avec suffisamment de conviction et de gestes pour qu'un éventuel observateur, depuis les étages élevés, puisse croire à une réelle connivence entre les deux décideurs.

Ils furent accueillis par une hôtesse, et conduits au bureau de Michel Platini, au sommet du building.

De son air las, Michel Platini les fit approcher et s'asseoir. Hubert Gutmann prit la parole: "Monsieur le Président, je suis heureux que vous ayiez accepté de nous recevoir si rapidement. Nous...

"Monsieur le maire, coupa Platini, d'un ton monocorde. Je n'ai pas accepté cet entretien pour réexaminer la candidature strasbourgeoise. Il y aura une poule Est-Luxembourg à Goin, point. Monsieur le ministre-président, je suis sensible à votre venue, mais je crains qu'elle ne soit inutile.

Gerhard Ullrich, plus rouge que jamais, se leva sans un mot et quitta le bureau. Hubert Gutmann s'apprêtait à faire de même mais Platini le retint. Quand le ministre-président de Bade-Wurtemberg eût disparu, Platini sourit:
"Pour autant, Monsieur Gutmann, la Fédération Française de Football comprend vos préoccupations. Bien sûr, il n'y aura pas de match de l'Euro 2016 à Strasbourg, c'est définitif. Mais avez-vous un projet pour le stade de la Meinau?
Gutmann, interloqué, se contenta, pour toute réponse, d'un mouvement de tête. Le stade de la Meinau était promis à la démolition dans la foulée de l'inauguration de l'Eurostadium.
"Eh bien, nous, la Fédération, nous avons un projet considérable, une innovation jamais vue auparavant, qui fera de Strasbourg un site pilote dans le monde entier. Si vous en êtes d'accord, la Fédération sera en mesure de réaliser son idée, à ses frais, avant l'inauguration de l'Eurostadium, mais, pour cela, d'une part, il nous faut avoir carte blanche sur les travaux d'aménagement sans pour autant assumer toutes les charges sur l'entretien du gros-oeuvre, et, d'autre part, je vous saurais gré de ne pas me poser de question sur la nature exacte des actions que nous menons. Enfin, j'attends de vous une certaine souplesse en matière de permis de construire "

Que répliquer? Comment refuser? Le maire de Strasbourg se savait pris en otage. Soit il refusait, et sa principale promesse de campagne était enterrée quinze jours après son élection. Soit il acceptait, et, même si une issue heureuse n'était pas garantie, il pouvait, au pire, bénéficier d'un sursis de quatre mois. Hubert Gutmann acquiesça donc.

"Parfait, conclut Michel Platini. Nous allons donc convoquer une conférence de presse pour vendredi, à Strasbourg, si vous en êtes d'accord, juste avant le match de Ligue 2 Strasbourg-Chateauroux. Pour ma part, afin de gagner du temps, je vais demander à mon secrétariat de prévenir les journalistes.

Et, effectivement, Hubert Gutmann vit la colère de l'opinion et des médias retomber quelque peu, malgré l'épée de Damoclès créée par l'absence totale d'informations sur l'étrange dessein de la FFF. La conférence de presse du 4 avril changea en effet la vindicte populaire en une attente pesante. Le Conseil municipal du 14 avril autorisa certes le maire à procéder, moyennant quelques entorses à la procédure, à la signature d'un contrat portant sur la gestion du stade de la Meinau, mais Gutmann dut subir les foudres d'Hubert Ganteaume, son opposant de toujours, qui parla de "turpitudes", le traita de "calamar juste bon à jeter de l'encre sur les dossiers" et autres amabilités. Plus technique, comme à l'accoutumée, l'ancien maire Danielle Muller demanda ce qu'il adviendrait des entreprises retenues à la suite du marché public de démolition initialement prévu: faudrait-il tout annuler, et payer tout de même les 60 millions d'euros convenus aux démolisseurs? Parallèlement, Bruno Marquis jeta la suspicion parmi les supporters, en révélant dans les colonnes de l'Alsacien Libéré que le dossier était suivi par Michel Platini en personne, au titre des délégations qu'il tenait de son Conseil d'administration. Qu'un marché de travaux pour des "travaux de bâtiment", sans plus d'explications, était sur le point d'être passé dès signature du contrat d'exploitation. Et que, même si le président de la FFF n'avait commis aucune indiscrétion, il arborait une mine radieuse à l'évocation de l'opération secrète projetée au stade de la Meinau.
Concernant Ganteaume et Muller, il lui paraissait aisé de se les concilier jusqu'en juillet: le premier fut invité "républicainement" à discourir lors de l'inauguration de l'Eurostadium, la seconde fut chargée, "au nom de la démocratie", de prendre la responsabilité d'une commission municipale sur l'état sanitaire des équipements sportifs de la ville autres que le stade de la Meinau. L'acte IV de la décentralisation ayant supprimé le contrôle de légalité au nom de la libre administration des collectivités locales, le préfet ne dit rien, à part confirmer sa présence aux cérémonies officielles. Restait la presse, cette satanée presse, et ces journalistes qui, à présent, ne mangent que de la salade verte en buvant de l'eau.

Le 29 avril, une semaine après la signature du contrat, les camions commencèrent à occuper le parking de la Meinau. Le premier travail des ouvriers présents consista en l'édification, tout autour du stade, en lieu et place des grillages existants, d'une palissade parfaitement opaque, surplombée de fils barbelés et haute de plus de dix mètres, seulement percée d'un solide portail en fer plein ; que signifiait cette précaution? Puis, lorsque ce fut achevé, le 11 mai, les travaux de gros-oeuvre parurent débuter.
Déjà interloqué, comme l'ensemble des Strasbourgeois, Hubert Gutmann, informé par les employés municipaux et par une presse qui le mettait quotidiennement aux abois, exigeant de lui des explications qu'il n'était pas en mesure de fournir, commença à paniquer sérieusement. En effet, pas moins de trente-sept entreprises de bâtiment s'affairaient sur le chantier, sans qu'aucun maître d'oeuvre, susceptible de donner une cohérence à l'ensemble, ne soit identifié comme tel. Renseignement pris, un maître d'oeuvre existait bel et bien, mais il restait posté à l'intérieur du stade, envoyant un nombre étonnant d'agents surveiller chacun l'évolution d'une petite partie des travaux. De la sorte, personne ne le connaissait, et, comme Gutmann s'y était engagé, aucun agent des services de l'urbanisme ne demanda à vérifier la nature des travaux et l'existence d'un permis de construire, ce qui aurait induit la pose d'un panneau avec le nom du maître d'oeuvre et des entreprises, et le contenu des travaux. Comme les deux principaux opposants du maire étaient trop occupés à satisfaire leur ego, personne ne remarqua rien.

Le 2 juillet enfin, après deux mois de mystères, de sueurs froides, et d'hystérie journalistique à son endroit, Michel Platini contacta Hubert Gutmann.

"Monsieur le Maire, les travaux sont achevés comme prévu. Je vous propose d'organiser la présentation du nouveau stade de la Meinau, dans sa nouvelle destination, le 18 juillet prochain. Cela peut-il convenir?".

- C'est un peu court, mais ai-je le choix? soupira Hubert Gutmann.

Il lança, ou plutôt il endossa les invitations à cette conférence de presse, destinée à montrer aux Strasbourgeois quelque chose de prétendument révolutionnaire. Hubert n'y croyait plus à vrai dire, l'inquiétude le rongeait chaque jour un peu plus. L'opération masquait le stade, annexait le chemin de l'Extenwoerth, perturbait l'espace urbain jusqu'au square Montessori, sans que rien ne transparaisse, et pourtant, tout cela n'était qu'un lot de consolation pour la non-obtention d'une compétition sportive d'un mois : quel était donc le véritable dessein de Michel Platini ?

Mais il devait assumer. Aux yeux du public, la FFF se trouvait hors de cause car, en n'exigeant aucune garantie, Gutmann se plaçait comme le seul responsable en cas de déconvenue. Affaibli, le maire de Strasbourg aurait signé n'importe quoi pour détourner l'attention lorsque la Fédération avait préféré le projet de Goin.

A l'approche de l'événement enfin, le défilé de camions-bennes cessa. Seuls, des poids-lourds bâchés, ressemblant curieusement à des engins de transport de bétail, franchirent la porte en fer. Des passants rapportèrent à la rédaction de l'Alsacien Libéré qu'il leur avait semblé entendre des cris d'animaux, mais, faute d'éléments tangibles, Philippe Saint-Etienne ne voulut pas gaspiller le temps de ses limiers sur de probables fausses rumeurs. L'étrange actualité se suffisait à elle-même.

Le 15 juillet, soit trois jours avant la conférence de presse, les palissades de travaux furent retirées, révélant une nouvelle paroi, translucide celle-là. Sur quatre mètres de haut, un enclos de verre fumé enserrait le site, laissant entr'apercevoir les modifications apportées au stade de la Meinau et à ses abords. Hubert se précipita. Malgré la pluie d'orage qui ruisselait et brouillait encore la visibilité, il parvint à distinguer ce qui se trouvait à l'intérieur.

Au premier abord, le stade lui-même n'avait pas été modifié en profondeur dans sa structure externe. Des ascenseurs avaient été ajoutés à côté des escaliers pour les personnes à mobilité réduite, et les galeries souterraines avaient apparemment été aménagées, de ce que l'on pouvait voir de loin. Seule l'esthétique des murs et des dessous de gradins, criarde et incohérente voire franchement erratique, amoncellement de blasons, de maillots et de fanions de diverses équipes à diverses époques dans toutes les matières et sur tous les supports graphiques possibles, laissait à réfléchir. « La décoration du bar Hanne am Zoo de Berlin à l'échelle d'un stade, est-ce bien raisonnable ? », pensa Hubert, en riant jaune.

Mais ce n'était rien à côté de l'aménagement des espaces extérieurs. Mi-parc d'attractions, mi-espace footballistico-agreste, le tour de stade autrefois goudronné et dédié aux baraques à frites comportait désormais une multitude de petits enclos, renfermant des espaces de jeux, des terrains de football miniatures, des petits cabanons en bois, des petites mares, des champs de blé de vingt mètres carrés.

Seule restait goudronnée une allée menant, chose nouvelle, à une imposante porte de garage souterrain qui n'existait pas auparavant. Ainsi donc, les principaux travaux ont eu lieu sous le stade ; mais pour quoi faire ? Hubert Gutmann prit peur. Il n'insista pas ; de toute façon, il était trempé et commençait à ressentir le froid et la fatigue.

Le lendemain 16 juillet, le cabinet du maire mettait la dernière main à l'organisation de la conférence de presse. Ce matin-là, Hubert était la tête de Turc des média. « Derrière ce méchant mur de verre teinté, écrivit Philippe Saint-Etienne dans son éditorial, on ne voit pas grand'chose de neuf, à part quelques bacs à sable sans doute destinés à servir de litière pour les chats des spectateurs. C'est un grand pas vers la reconnaissance des droits des félins, la Haute autorité pour la Discrimination positive y trouvera son compte, mais c'est un petit, très petit pas pour l'homme, surtout s'il est contribuable de la ville de Strasbourg. » Les journalistes radio n'étaient pas en reste, Julienne Baratin, de France Radio Parabolique Alsace, avec ses mots bien à elle, qualifiant d' « entreprise boursouflée et ectoplasmique d'un maire mégalomaniaque et fantôme sur l'idée d'un ancien joueur mythifié et revenant et l'obscure clarté qui tombe des étoiles ».

C'en était trop. Hubert décida de relever la tête et de demander des explications à Michel Platini le lendemain, lors de l'arrivée de ce dernier en gare TGV, et ce, dès la descente du train.

Effectivement, lors de son arrivée le jeudi après-midi, le président de la FFF n'eut pas le temps de poser un pied sur le quai que, déjà, il était entouré de quatre agents de sécurité, lui demandant de l'accompagner à la voiture mise à disposition pour lui par le maire.

Platini obtempéra. A la sortie de la gare, après être passé par la verrière inondée de soleil, il se laissa conduire non vers une grande berline statutaire comme il l'imaginait, mais vers une Renault Laguna défraîchie. Il prit place à l'avant, côté passager. La voiture démarra en trombe ; au volant, Hubert Gutmann, car c'était bien lui, n'entendait pas perdre une seconde.

« Vous allez me conduire à l'intérieur du stade de la Meinau et me dire ce que vous fabriquez là-dedans depuis quatre mois, rugit Hubert. Je n'ai définitivement aucun goût pour les surprises. »

« Très bien, répondit Michel Platini avec un calme aussi olympien qu'exaspérant. Nous y allons. De toute façon, ce qui est fait est fait, que cela vous plaise ou non, plus rien de saurait arrêter le processus.

- Quel processus ?

- Je n'irai pas parler de gagnant-gagnant. Nous, on y gagne. Vous, je ne sais pas, cela dépendra de vous. Mais vous êtes un homme politique chevronné, vous vous débrouillerez.

La Renault arriva à destination, et le portail de fer s'ouvrit, puis, une fois les enclos vides passés, le rideau métallique du souterrain se souleva, et le véhicule plongea dans le tunnel aux simples parois de béton grossier. Arrivé en bas en revanche, Hubert comprit que quelque chose de nouveau avait vraiment été réalisé. En effet, le parking, pourtant situé au bas mot quinze mètres sous terre, semblait baigné d'une lumière naturelle. Il se gara et descendit de voiture, puis leva les yeux.

Au-dessus de lui, le plafond ruisselait de lumières, disposées selon un ordonnancement précis. Ici, une plage de couleur vert tendre, cerclée de gris ; là, un rayon de lumière sable surgissait d'un rectangle de la même teinte. Juste derrière lui, le soleil transparaissait derrière une bande fumée.

« La route d'accès, il s'agit de la route d'accès, murmura Gutmann. Monsieur Platini, c'est un exploit, le sol extérieur est en verre, comment avez-vous fait ?

- En réalité, expliqua Platini, il ne s'agit pas vraiment d'un plafond de verre. Il y a bien une dalle en béton au-dessus de nous. Nous avons simplement installé une sorte de grand projecteur, reprenant les images de ce qui se trouve juste au droit de la salle, qu'un jeu de caméras enregistre. Toutes les salles enterrées ont été pensées sur ce modèle. Cela nécessite une consommation d'énergie considérable, mais entre les panneaux photovoltaïques sur le toit du stade et les dispositions de la convention passée entre la FFF et l'Electricité de Strasbourg, qui nous fait bénéficier d'un tarif forfaitaire basé sur les anciennes consommations, je m'en moque.

- Mais c'est moi le président de l'Electricité de Strasbourg, et je n'ai rien signé de tel, protesta Hubert.

- Vous devriez lire ce que vous signez, coupa Platini, cinglant. Quoi qu'il en soit, nous arrivons dans la salle des expositions, sous le stade.

Michel Platini et Hubert Gutmann se trouvaient maintenant dans une vaste salle rectangulaire, baignée de vert avec juste des traits de lumière blanchâtre : les lignes du terrain. Les murs, parés de briques rouges, reprenaient la décoration chargée de l'enveloppe du stade. Mais surtout, l'espace était occupé par plusieurs séries discontinues de cages métalliques, d'enclos en bois ou en plexiglas, de perchoirs et de fosses, répartis selon plusieurs allées irrégulièrement tracées. Seul, au milieu de cet ordonnancement erratique, un large ascenseur vitré marquait le rond central et venait crever la plaque vitrée, sans doute pour aller rejoindre le stade réel, juste à la verticale. Au fond de la pièce, un panneau « accès spectateurs » permettait d'accéder à des monte-charge jusqu'aux gradins.

Mais avant même de voir les hôtes des enclos, Hubert, d'abord frappé par le vacarme, blêmit. Au milieu des cris incompréhensibles, et bien qu'aucune menace ne semblait vouloir émerger de ces lieux insolites, Hubert entendit, d'abord noyé dans la masse, puis, distinctement, indéniablement, un appel certes joyeux mais qui le mit mal à l'aise. « Footix ! » « Footix ! ». Puis un « Koink ! » tout aussi incongru sembla jaillir en réponse.

Hubert et Platini prirent une allée. Une pancarte venait d'être apposée à l'entrée : « Equipe de France et événements français ». Hubert vit alors se succéder plusieurs poulaillers, avec, ici et là, de vulgaires coqs affublés de plumes repeintes de tricolore, puis une structure plus imposante. Un grand coq revêtu du maillot de l'équipe de France était juché sur un point haut. Silencieux et sévère, l'animal semblait contempler son environnement avec le plus grand mépris. Il tenta pourtant de croiser le regard d'Hubert, et, dans ses yeux globuleux, passa comme une lueur d'espoir.

- Vous le reconnaissez ? s'enquit Platini.
- Non
- C'est Péno, la mascotte de l'Euro 1984
- Ah bon.

Le regard du volatile s'éteignit à nouveau. Il se recroquevilla sur son perchoir et détourna la tête.

Par ailleurs, l'interrogation de Michel Platini, en même temps que le rapprochement des « Footix ! » et des « Koink ! » ôta tout doute à Hubert quant à la personnalité des deux néo-Strasbourgeois qui allaient se présenter à sa vue.
Il les vit alors, tels qu'en eux-mêmes, inchangés, figés dans leur médiocrité congénitale. Le premier, coq improbable en pyjama bleu roi, pouvait au moins se targuer de sa bonne tenue. Footix semblait comme neuf, tout juste sorti de l'imagination autiste de son créateur. Il sautait partout, caquetant son nom aux quatre coins de son enclos, son bec difforme agité dans tous les sens tel un jongleur chinois faisant tournoyer des assiettes au bout d'un bâton. « Footix ! » à gauche, « Footix ! » en haut, « Footix ! » en triple boucle piquée. Et surtout, « Footix ! » en direction de son infortuné voisin.

Jules, ci-devant mascotte officielle de l'équipe de France de football championne du monde 1998, avait traversé le temps sans se bonifier. Volaille ringarde dès sa naissance, ambassadrice honteuse à l'impact commercial négatif, Jules, créature irrémédiablement contrefaite, était là, hagarde, poussiéreuse, abandonnée depuis des décennies, à se demander qui était l'esprit pervers qui avait décidé de l'exposer à nouveau à l'opprobre public.

Koink !

« Et en plus, il n'est même pas capable de faire coin-coin correctement, persifla Hubert.

- C'est la faute à Aimé Jacquet, qui lui a mis un direct sur le bec lors de France-Croatie en 1998, expliqua Michel Platini. Si vous regardez bien, son bec n'est pas droit.

Hubert avait le tournis.

- Donc, si je comprends bien, la compensation de l'Euro 2016, c'est ça ? Ce poulailler ?

- Vous n'avez pas tout vu, et pas tout entendu. Vous entendez cette musique, venant de l'autre allée ? C'est Juanito qui joue de la guitare. Vous savez, l'emblème de la mythique Coupe du Monde 1970 !

- Que voulez-vous que ça me fasse ? En plus, on entend juste les deux oiseaux de malheur, là ! Je vais dire quoi, moi, aux Strasbourgeois ?

- La vérité, que leur ville héberge le Centre International des Ambassadeurs du Football.

- Mais on s'en fout ! Et d'ailleurs, pourquoi la fédération française a-t-elle besoin de s'encombrer de tout ce barnum, international en plus ?

- On n'y peut rien, soupira Michel Platini. La Fédération internationale a été fondée par Jules Rimet, un Français, et, comme la coupe du monde 1998 a été financièrement bénéficiaire pour la première fois dans l'histoire des organisations d'événements sportifs, les autres pays en ont appelé à l'Histoire, et au fait que nous avions les moyens, pour demander un effort à la FFF. Depuis l'été 1998 donc, nous hébergeons ces diverses créatures dans les sous-sols du siège de la Fédération.

Comme vous aviez de petits soucis, et qu'il s'agissait pour nous de trouver un accueil plus conforme aux exigences de la Haute autorité pour la Discrimination Positive en matière de valorisation des créatures, alors...

- Combien de visiteurs attendez-vous ?

- Oh, très peu passés les premiers mois, répondit Platini en haussant les épaules.

- Vu le coût exorbitant de ce que tout cela a dû coûter, la Fédération jette l'argent par les fenêtres !

- Aucune importance, avec ce que nous versent les chaînes de télévision, nous pouvons tout nous permettre.

Très bien. Il n'y avait donc rien à faire, et, dans moins de 24 heures, Hubert se ridiculiserait en cautionnant ce projet dément. Le Centre International des Ambassadeurs du Football, quelle fumisterie ! Son grand oeuvre, ce vide-grenier géant, ce temple à la gloire du mauvais goût ? Non, ce n'était pas pensable.

Hubert prit congé, et rentra seul en tram, descendant place de l'Etoile. Il savait exactement ce qu'il lui restait à faire.

Le lendemain matin, la ville tout entière entrait en ébullition devant l'incroyable nouvelle : durant la nuit, une noria de pelleteuses, de grues, de tractopelles, de camions blindés avait investi les abords du stade de la Meinau. A six heures précises, les engins de chantier étaient entrés en action, brisant les palissades et créant plusieurs brèches dans la structure de l'enceinte. Ils durent s'interrompre pour éviter de blesser les agents de la FFF qui tentaient de s'interposer, mais les dégâts ainsi occasionnés étaient assez conséquents pour interdire toute inauguration l'après-midi. Les dommages déjà causés dans le béton armé de certaines tribunes fragilisaient l'ensemble, et compromettaient toute chance de reconstruction sans démolition totale préalable.


Interrogé par téléphone, Hubert, qui n'avait pas jugé utile de se rendre sur place pour constater les effets de l'ordre de service qu'il avait passé la veille au soir aux entreprises de travaux publics, afin d'honorer le marché de démolition de soixante millions d'euros en suspens depuis des mois, fit mine de s'en étonner, et d'être déçu de ne pas pouvoir ouvrir au public le site le lendemain. Il indiqua benoîtement que le marché de démolition n'avait pas été dénoncé, que les entreprises s'étaient contentées de faire leur travail, et que la Fédération avait d'abord investi dans les souterrains et les espaces extérieurs à l'enceinte sportive, de sorte que le stade proprement dit, avec ses tribunes et ses salles en étage, pouvait être démoli sans nuire à la FFF. Il plaida une mauvaise coordination, et présenta ses excuses à Michel Platini pour le désagrément.

Ce dernier comprit qu'il avait été joué, et que, s'il portait l'affaire devant la Justice, Gutmann allait s'en sortir encore plus facilement, car l'affaire traînerait des mois sans que, pour autant, le stade de la Meinau ne soit reconstruit. D'ici tout ce temps, les Strasbourgeois auraient oublié et le maire de Strasbourg sauverait la face. Il passa donc un marché avec Hubert Gutmann : celui-ci devait s'arranger pour placer les mascottes dans des foyers accueillants, lui-même s'obligeant à prendre Footix et Jules, et, en échange, la conférence de presse du 18 juillet ne servirait pas à établir la vérité.

Hubert accepta, et c'est ainsi que fut inauguré le Centre de Conférences Décentralisé de la FFF à Strasbourg, précurseur d'un complexe de loisirs dédié au football, avec conservation de la pelouse et aménagement futur de bâtiments en lieu et place des anciennes tribunes. Les espaces extérieurs destinés aux mascottes furent présentés comme une sorte de plaine des jeux pour les enfants.

La présentation déçut par son manque d'originalité et d'envergure, mais, comme Hubert le pressentait, la population estima rapidement que tout cela était mi

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