Racing 2014 (suite)

10/07/2011 00:42
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3/6 Sigismond et le microchat
Parmi les nombreuses mascottes placées, bien malgré lui, sous la responsabilité de Hubert Gutmann, figurait un tout petit chat, tout contrefait. Son pelage irrégulier, ici lisse au point d'en paraître graisseux, là rebelle comme une vilaine brosse usagée, d'une couleur gris-verdâtre sans grâce, sa patte arrière gauche atrophiée, ses yeux ternes, son miaulement à peine audible ne présentaient aucune caractéristique propre à déchaîner les passions populaires. Ca, une mascotte ? Qui pourrait bien s'enthousiasmer pour une telle figure de proue ? D'ailleurs, à quelle infortunée équipe pouvait bien être associée cette créature souffreteuse et insignifiante, que personne n'avait remarquée au milieu du vacarme ambiant ?

Ce microchat n'était lié semble-t-il à aucune fédération, aucun club, aucune équipe nationale. Mais il était là, quelque part en arrière-plan, dans l'indifférence générale, préservé toutefois du ridicule des Footix et autres Jules. Personne n'aurait pu dire comment il s'était retrouvé au milieu des autres ; lui-même, d'ailleurs, ne se reconnaissait apparemment aucune origine et aucun maître. Alors, on l'avait associé à Striker, le chien de la coupe du monde 1994, pensant que les Etats-Unis avaient créé une thématique chiens et chats, ce qui, en réalité, n'avait jamais été le cas. La cohabitation entre l'exubérant Américain et le discret félin étant paradoxalement des plus harmonieuses, tout le monde oublia que le microchat n'était la mascotte de personne, même lors du recensement général effectué en vue du projet de Centre international des Ambassadeurs du Football. Personne n'objecta seulement qu'il n'avait pas de nom.

Aussi, l'évasion du microchat apparut anecdotique sur le moment aux responsables de la Fédération française de football. Elle survint lors de la panique générale qui se déclencha lors des premières morsures des pelleteuses dans la structure en béton de la Meinau, la veille de l'inauguration du complexe d'exposition. Les enclos avaient beau se situer à l'abri plusieurs mètres sous le niveau du sol, la projection des images au plafond, et le grondement d'une armée de lourds véhicules de chantier, laissa à penser que les créatures rassemblées dans les souterrains de la Meinau allaient être, elles aussi, balayées par les engins cuirassés.

Les gardiens des mascottes étaient dépassés, et, quand ils intervinrent pour empêcher le chien Striker de creuser un trou suffisamment large pour lui permettre de passer sous la grille métallique délimitant son espace, ils ne prêtèrent pas attention à la petite boule de poils blottie au fond du passage, prête à jaillir de l'autre côté. Le microchat attendit un peu, puis emboîta discrètement le pas des agents de la Fédération jusqu'au garage. L'animal, handicapé par sa patte arrière qui l'empêchait de fuir avec toute la rapidité requise, faillit être surpris, et se réfugia in extremis dans le coffre entrouvert d'une grande berline noire.

Sans qu'il eût le temps de comprendre ce qui se passait, et de réfléchir à une issue, un bruit de semelles en cuir se fit entendre en se rapprochant. Le microchat se recroquevilla au fond de la malle, heureuse initiative puisque le couvercle se releva en un trait de temps, juste le temps qu'une mallette noire soit jetée à l'intérieur, à deux centimètres de son museau. La boîte se referma lentement, guidée par un système de vérin.

Le petit félin se trouvait maintenant dans le noir total, tandis qu'un grondement, puissant mais maîtrisé, se faisait entendre. La voiture venait de se mettre en mouvement.

Restait à attendre, à défaut d'entendre quoi que ce soit. Dans ce véhicule haut de gamme, l'isolation phonique était parfaite, et même la moquette du coffre valait bien des tapis de qualité ; il était aussi inutile de miauler à l'aide qu'impérieux de sortir de ce cocon dépourvu d'aération.

Fort heureusement, le trajet fut aussi confortable que bref, limité à une quinzaine de minutes. Le coffre s'ouvrit de nouveau. Le petit chat eut juste le temps de voir un poignet orné d'un chronographe saisir la poignée de la mallette en cuir noir et la sortir de la malle d'un mouvement sec. Puis, profitant de la lenteur du guidage de fermeture, ce fut son tour. Il sauta hors du véhicule, en espérant ne pas être remarqué. Fort heureusement, l'homme à la mallette se trouvait déjà dix mètres plus loin, avançant d'un pas décidé vers la sortie du parking.
Le microchat se trouvait en effet dans un nouveau parking souterrain, assez similaire à celui du stade de la Meinau quoique plus traditionnel dans son éclairage avec ses indicateurs verts de sortie de secours et son plafond en béton. Seules, les automobiles de prestige, surreprésentées, trahissaient le caractère exclusif des lieux.

Tandis que l'homme s'était dirigé vers un ascenseur, sur la droite de l'allée, le quadrupède avait choisi de s'orienter vers une rampe. Au bout de cette montée, pointait la lumière du jour.

Au même moment, un petit garçon, porteur d'un sac rectangulaire manifestement assez lourd, franchissait d'un pas décidé un immense portail grillagé, accompagné de ses parents. Ses yeux, deux billes d'un bleu myosotis rendu plus intense encore par contraste avec une peau sombre, restèrent imperturbablement figés au passage sous le portique à la gloire du Racing-Club de Strasbourg. Il ne chercha pas à observer le superbe enroulement de tribunes en forme de parallélogramme, pas plus qu'il ne s'attarda à visionner les écrans géants plantés un peu partout, malgré les exhortations de son père. Seul, un bureau d'accueil situé en retrait des allées où circulent normalement les spectateurs, dans une aile du complexe gardée par des vigiles même en-dehors de toute compétition, lui paraissait digne d'intérêt.

Sigismond, huit ans et demi, avait un rendez-vous important.

Il se dirigea vers la responsable de l'accueil, une femme entre deux âges, tirée à quatre épingles :

- J'ai rendez-vous avec Francis Martinet, affirma l'enfant avec aplomb.
- Comment t'appelles-tu, jeune homme ? susurra la femme.
- Sigismond.
- Nous avons rendez-vous avec le Président pour parler d'une plaque commémorative, ajouta la maman du petit garçon.
- Je vérifie... Oui, dix heures, pour la plaque. Je préviens le Président de votre arrivée.


Sigismond et ses parents n'attendirent pas longtemps dans les confortables mais laids canapés bleu foncé à bandes bleu clair. Derrière le bureau de la secrétaire, une porte d'ascenseur s'ouvrit, et l'identité de l'homme qui en sortit ne faisait aucun doute. Encore jeune, vêtu à la dernière mode, multipliant sur sa personne les accessoires de marque, Francis Martinet avait, semble-t-il, décidé de répondre en majesté à la sollicitation d'un jeune supporter.

- Bonjour mon garçon ! Bonjour Madame, bonjour Monsieur ! Allez, ne perdons pas de temps. Votre initiative me touche beaucoup, alors vous devez en avoir pour votre déplacement. Vous venez de quel quartier ?
- Nous habitons à Scharrachbergheim, Monsieur, répondit la maman de Sigismond.
- Parfait parfait, répondit Martinet, quelque peu crispé. Allez, je vous emmène.

Et la famille arpenta pendant une demi-heure le complexe flambant neuf de l'Eurostadium, gravissant la tribune dédiée aux supporters ultras, examinant de l'intérieur la cage des visiteurs, s'asseyant, en tribune de presse, qui sur le siège de Julienne Baratin, de France Radio Parabolique Alsace, qui sur celui de Bruno Marquis ou de Christian Saint-Etienne, de l'Alsacien Libéré, rêvant l'espace d'une seconde dans la loge du maire Hubert Gutmann ou dans celle du célèbre capitaine d'industrie Dimitri Upfenvanken, nouvel actionnaire majoritaire du Racing.

Puis le petit groupe finit son périple à marche forcée dans l'espace dédié aux personnalités. Un riesling vendanges tardives attendait les parents, malgré l'heure quelque peu précoce pour un apéritif, tandis que Sigismond se faisait offrir un soda. Francis Martinet parlait, parlait, parlait encore, de son Eurostadium, de lui, de son Racing, de ses projets, de lui, et de ses entreprises. Il était parfaitement intarissable, inarrêtable, et Sigismond voyait avec crainte l'objet de sa visite s'éloigner des préoccupations du président du Racing, égaré dans sa logorrhée.

Quand, enfin, Martinet fit mine de se taire, il était quasiment trop tard : la famille avait quitté le carré VIP et se trouvait au pied de la pelouse côté loges, dans la fosse séparant le terrain et les tribunes, entre l'escalier montant vers les emplacements privilégiés et le tunnel permettant aux personnalités de rejoindre directement et discrètement leur véhicule, dans le parking souterrain édifié à leur usage exclusif.

Alors, sur le point d'être éconduit, Sigismond mit de côté les bonnes manières que lui avaient apprises ses parents, et se permit de couper la parole à une grande personne :
- Monsieur, au fait, pour la plaque ?
- Ah oui mon garçon, minauda Francis Martinet. C'est très gentil de vouloir m'offrir une plaque, mais, tu sais, ce n'est rien, je ne fais que, très modestement, mon devoir de président, et je préfère que l'on m'aime de mon vivant, la plaque, ou le baptême d'un lieu sportif à mon attention, cela pourra attendre que je ne sois plus de ce monde...
- Mais justement, ce n'est pas une plaque pour vous, c'est une plaque pour une personne morte, tatie Jacqueline, expliqua Sigismond en sortant la plaque de métal de son sac en tissu. C'est sa plaque du stade de la Meinau que mon papa a récupérée quand la mairie a commencé à démolir le stade.
- Comment ça ? s'offusqua Martinet. Je pensais que tu célébrais le présent et l'avenir moi ! Au diable le passé, l'Eurostadium que j'ai construit part sur de nouvelles bases. Ta tatie, c'est ta famille, va donc la voir au cimetière !
- Non, en fait, Jacqueline, elle n'était pas de ma famille, se justifia Sigismond. Mais papa la voyait toujours au stade, à chaque match, et elle lui a appris beaucoup de choses qu'ensuite, mon papa m'a appris.
- C'est vrai, confirma le père. Elle a donné envie à des dizaines, des centaines de personnes de supporter le Racing-Club de Strasbourg, quels que soient ses résultats, et elle était très chère au coeur de beaucoup de gens. A la Meinau, même depuis son décès, elle était encore un peu là, avec son nom sur la tribune. Ce serait très bien qu'elle vienne à l'Eurostadium avec nous.

Mais Francis Martinet ne l'entendait pas de cette oreille :
« Dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu'on veut, et dans la mort encore moins. Allez, il faut partir maintenant, je n'ai plus le temps.

Un feulement puissant se fit alors entendre dans le dos de Francis Martinet. Sortant de la rampe d'accès au parking, un minuscule animal hirsute, les poils dressés comme autant de piquants, s'avançait, auteur improbable d'un son que l'on imaginait mal sortir de sa cage thoracique au volume des plus réduits. Et pourtant, la créature, une sorte de chat contrefait, se trouvait comme grandie, décuplée par une colère paroxystique, elle semblait prête à déchiqueter Francis Martinet.

Celui-ci ne se laissa pas démonter pour autant. Il avisa un filet rempli de ballons de collection, offerts aux invités de marque avant qu'ils ne quittent le complexe. Pendant que le petit chat continuait à le menacer, il s'empara de l'un d'eux, et shoota dedans. Le félin, touché à la patte arrière gauche, sa patte déjà meurtrie, glapit, et prit la fuite en direction du terrain. Sa douleur à la patte l'handicapait dans son escalade du filet pare-ballons ; immédiatement, Francis Martinet, sadiquement, saisit un autre ballon, afin de frapper l'animal et de le faire chuter. Le premier tir passa à côté, de peu.
Martinet allait frapper la balle une seconde fois quand, au dernier moment, Sigismond, qui jouait au football dans son village, intervint. Il tacla la balle, s'éraflant au passage sur le sol en ciment. Le président du Racing, pris dans son élan, vit son pied, frappant le vide, s'élever dans les airs, et il bascula tout entier sur le sol rugueux.

Malgré la douleur, Martinet se releva d'un bond, et chassa Sigismond et sa famille d'un geste de la main ; écoeurés, ceux-ci partirent sans se faire prier. Ils ne virent pas Martinet se remettre à nouveau en position de frappe, tandis que le microchat, profitant du moment de répit offert par l'intervention de Sigismond, avait presque atteint le sommet. Francis Martinet, débarrassé de ses visiteurs, voulut donner le coup de grâce. Il recula pour prendre un élan maximum, puis s'élança et frappa la balle du coup de pied. Ce véritable missile était décoché juste au moment où sa cible atteignait le haut du grillage et sautait de l'autre côté ; finalement, il la manqua. Et alors que le microchat terminait sa trajectoire dans l'arène verte, et, clopin-clopant, allait trouver refuge dans le tunnel d'accès à la pelouse réservé aux joueurs, le ballon, projeté à une vitesse que n'auraient pas renié les spécialistes du coup-franc, alla finir sa course au fond d'un des deux filets, dans la cage occupée préférentiellement par le gardien du Racing.

Tandis que Sigismond et sa famille avaient pris le chemin du retour sans demander leur reste, que Francis Martinet, dépité, avait tourné les talons et rejoint son bureau pour y boire un consolateur verre de riesling, le microchat, lui, se trouvait une nouvelle fois dans un lieu inconnu, courant dans la mesure de ses capacités. Au bout du couloir, il avisa un vestiaire, et se dissimula dans un casier.

Une semaine passa, et le microchat, au début apeuré, avait fini par prendre ses marques dans l'infrastructure neuve. De casier de joueur en recoin technique, de chapardage en chasse aux pigeons, il parvenait à s'assurer le gîte et le couvert. Très vite, la ronde des gardiens et le ballet des ouvriers et jardiniers n'eurent plus de secrets pour lui. Il apprit même à identifier en un trait de temps le pas de Francis Martinet ou de Suzanne Glanschwink, sa secrétaire et chargée des relations publiques.

Le huitième jour pourtant, un grand dérangement survint. Le vestiaire visiteurs fut investi par les agents d'entretien à une heure inhabituelle, au point que l'animal eut juste le temps de déguerpir sans se faire repérer. Les employés restèrent longtemps, et passèrent un temps considérable à briquer le moindre espace, la moindre coursive ; de même, les jardiniers se montraient étonnamment fiévreux. Quant à Suzanne Glanschwink, elle était tout simplement surexcitée, sa voix haut perchée, transfixiante, résonnant dans tout l'Eurostadium, et ses talons martelant le sol dans toutes les directions.

Craignant d'être découvert, le petit félin entreprit, sinon de quitter le stade, du moins de se mettre à l'abri le temps que cesse tout ce tumulte. Après avoir fui in extremis, juste avant d'être découvert, le vestiaire des hôtesses du Carré VIP, puis le local où était entreposé le stock de vêtements de sécurité en cas d'attaques chimiques, contrôlés par des hommes tout habillés de noir, il finit par réussir, de portes entrebâillées en escalades toutes griffes dehors, à atteindre un abri, dans un endroit échappant à l'effervescence ambiante mais offrant une vue imprenable sur cette dernière. Le tableau d'affichage des buts marqués, doté d'une petite plate-forme d'accès pour les techniciens invisible depuis la pelouse, constituait, en surplomb de l'ensemble, à la fois un espace protégé, et un point de vue imprenable sur le terrain et les tribunes.

Il passa plusieurs heures ainsi perché, supportant la canicule de ces derniers jours de juillet, à observer ce ballet incessant. Puis, des gens commencèrent à arriver dans le stade, par dizaines, par milliers bientôt. Les travées furent rapidement pleines, et une clameur formidable s'élevait à présent jusqu'au panneau d'affichage sous lequel s'était réfugié le microchat. Ce dernier, bien que fortement incommodé par les vibrations engendrées et déjà diminué par la chaleur, résista néanmoins. Et ce, d'autant plus que, de cette marée humaine, émergeait comme un signal, comme si quelqu'un l'appelait. Il demeura néanmoins en retrait.

Les événements se précipitaient sur la pelouse. Le félin assista d'abord à des compétitions de jeunes footballeurs, puis fut le témoin de cérémonies qui lui parurent bien étranges. Parmi les orateurs qui se succédèrent, il reconnut le président Martinet, l'homme au chronographe, qui avait rudoyé un petit garçon il y a huit jours, et qui, maintenant, semblait très satisfait. Il resta interloqué devant la prestation d'un homme âgé et corpulent, tour à tour brillant, désespéré, révolutionnaire et pathétique, et qui, après avoir bouleversé la foule, après l'avoir fait chanter, la laissa navrée, tandis qu'il concluait son intervention par des cris incompréhensibles.

L'animal n'était pas en mesure de résoudre cette dernière énigme, à supposer qu'une telle entreprise relevait de son ressort, car, quelques discours plus loin, après le traditionnel appel des joueurs par le speaker, le match tant attendu par les spectateurs débuta.

Les chants initiaux ne tardèrent pas à se transformer en rugissements lorsque, trois minutes après le coup d'envoi, un attaquant adverse disposait de la défense strasbourgeoise comme de plots d'entraînement, et s'en allait tromper, bien trop tranquillement, le gardien du Racing. Ouverture du score par les visiteurs. Puis, sur le coup d'envoi, l'attaquant ciel et blanc Christophe Chu marcha sur le ballon engagé par son coéquipier, se vautra de tout son long et, dans sa chute, effectua une passe à un joueur adverse. L'offensive qui s'ensuivit fut victorieuse, elle aussi : 0-2.
A ce moment-là, malgré les huées proférées par quarante-cinq mille personnes, le microchat entendit un bruit curieux derrière lui, une sorte de grésillement. Il se retourna. Effectivement, le tableau d'affichage électronique affichait non pas 0-2 mais 0-8. Le public s'en rendit compte également, et les vociférations redoublèrent.
Une minute passa, puis deux, sans que le compteur ne revînt à un niveau plus conforme. Encore que, sur ces entrefaites, l'équipe visiteuse tendait à s'aligner sur le score annoncé, en inscrivant un troisième but, grâce à Christophe Chu, décidément bien malheureux, auteur d'une magistrale tête venant tromper son propre gardien.

Soudain, depuis sa petite plate-forme, le microchat vit deux hommes, vêtus de chemises bleues aux couleurs du Racing et équipés d'une caisse à outils et de plusieurs sacs d'où dépassaient des boîtiers noirs percés de câbles, déboucher d'une coursive à mi-hauteur et remonter les gradins vers sa position. Il comprit qu'il devait s'agir de techniciens venus réparer ce maudit tableau d'affichage ; dès lors, il devait quitter son repaire. Mais pour aller où ? La seule échappatoire consistait à redescendre, en passant par les barres métalliques de maintien du tableau et de sa petite nacelle, de l'autre côté de celui de l'échelle que s'apprêtaient à emprunter les réparateurs et qu'il avait gravie à l'aller, et de sauter de trois mètres jusqu'aux plus hauts gradins, dans la foule. Faisable pour un chat, mais périlleux avec une patte incertaine.
Après avoir atteint le point le plus bas possible de la structure, il se lança dans le vide, en ne pouvant réprimer un miaulement apeuré. Il retomba heureusement sur un sac isotherme placé derrière elle par une personne assise au dernier rang, une femme d'une quarantaine d'années, coiffée d'un chapeau à fleurs. Le sac, crevé, répandit alors son contenu froid dans le dos de cette femme, qui hurla, d'abord de surprise, ensuite parce qu'elle était mouillée, et, enfin, lorsqu'elle eut la vision de l'auteur de l'incident.

Un stadier, posté à proximité, accourut par l'étroite allée en béton surplombant les derniers sièges. Le félin n'eut d'autre choix que de fuir, dans la seule direction possible : vers le bas. Il dévala les marches, mais, alors qu'il envisageait de s'engouffrer dans un tunnel de sortie, il comprit que le stadier à sa poursuite avait averti ses collègues, à moins que cela ne soit le fait de la surveillance vidéo du stade : les agents de sécurité postés devant les tunnels tentèrent de s'interposer. Avec sa patte handicapée, il ne comptait pas trop sur son jeu de jambes pour esquiver plusieurs humains bien organisés dans un passage étroit, et renonça à cette solution. Seule option offerte dès lors : descendre encore, jusqu'au terrain, comme il l'avait fait avec Francis Martinet huit jours plus tôt, au besoin en passant au milieu des spectateurs, là où personne ne pourrait l'atteindre.

Il esquiva aisément un premier homme, puis un autre, trop lourdaud pour bloquer un petit chat. A l'approche des loges toutefois, deux jeunes stadiers au physique souple de karatéka étaient postés, prêts à barrer le passage à tout intrus, tout gêneur susceptible de nuire au plaisir des quelques heureux bénéficiaires de cette portion de tribune au confort exclusif. Le microchat réalisa qu'il risquait de ne pas franchir cet obstacle ; pourtant, il ne pouvait plus reculer. Il accéléra encore sa course, dans la mesure du possible. Puis, deux mètres avant le point de contact, il se déporta d'un bond sur sa droite, tombant sur les genoux d'un spectateur, rebondissant ensuite sur le crâne chauve d'un autre, pour enfin sauter, à l'aveugle, par-dessus le muret de séparation du tout-venant et de la bonne société. Il retomba sur la table de Dimitri Upfenvanken, renversant au passage une bouteille de pinot gris grand cru, traversa la loge désertée de l'ancien élu Hubert Ganteaume, bifurqua in extremis pour éviter celle de Francis Martinet, reconnu au dernier moment. Un nouveau saut, un cri de plus de la journaliste Julienne Baratin, de Radio France Parabolique Alsace, au moment de l'atterrissage du félin sur son micro, et le microchat commençait à voir la pelouse de près.
L'animal réalisa alors que le grillage, à cet endroit, était constitué d'un maillage nettement plus lâche que sur le reste du terrain, sans doute pour permettre aux journalistes de mieux voir les matches. Suffisamment lâche en tout cas pour lui permettre un franchissement non plus par-dessus, avec les risques déjà expérimentés une semaine plus tôt, mais à travers. Encore une volée de marches, encore trois stadiers évités, et il atteignit la pelouse en traversant directement le filet pare-ballon.

A cet instant précis, alors que la balle, mal dégagée par le gardien strasbourgeois, partait directement en touche, et que l'entraîneur du Racing, Jean-Pierre Magino, s'apprêtait à le faire sortir, Christophe Chu rassembla ses maigres forces. Il se précipita, sauta à un mètre cinquante de hauteur, et, d'un maître retourné acrobatique, reprit le ballon juste avant la ligne de touche, à trois mètres du microchat. Le ballon s'éleva haut dans le ciel et, comme porté par une bourrasque d'altitude, fila droit vers le but adverse, pourtant à trente-cinq mètres, en se rabattant sous la barre transversale à la dernière seconde. Trop confiant, le gardien de l'équipe visiteuse s'était trop avancé ; il ne put rien faire.
Ce but inattendu de Christophe Chu, et l'explosion de joie dans les tribunes qui s'ensuivit, détourna quelque peu l'attention des stadiers sur le microchat, qui put, en longeant le terrain, tenter de rejoindre le tunnel des joueurs. Il réussit de la sorte à éviter les cadreurs de la télévision.

« Mais c'est quoi ce chat tout pourri ? », s'exclama soudain Jean-Pierre Magino, tandis que l'animal se trouvait maintenant près du banc des entraîneurs. Mais aussitôt, l'entraîneur strasbourgeois fut interrompu par une clameur encore plus intense encore que lors de la réduction du score. Christophe Chu, finalement maintenu dans l'équipe, venait d'intercepter maladroitement un ballon en milieu de terrain et, plutôt que de prendre le temps de construire une action, il n'avait rien trouvé de mieux que de se débarrasser au plus vite de la sphère, en frappant le cuir en direction du but adverse, à quarante mètres. Le gardien adverse n'était pas menacé, et se préparait à réceptionner sereinement le ballon, quand une guêpe vint s'écraser sur son front. Ce bref mouvement d'inattention lui fit perdre sa concentration, et il fut trompé par le rebond. But !
Les rires fusèrent de tous côtés, et, très vite, le public hilare se remit à croire en son équipe. Les encouragements reprirent mais cessèrent aussitôt, lorsque, après quelques « Chu » scandés par tout un stade, chacun se tut. C'est ainsi que Chu shoota au but pour l'égalisation strasbourgeoise, dans un silence de cathédrale. A la vérité, son tir allait heurter le poteau, mais la trajectoire du ballon fut déviée dans la cage adverse par un corbeau, inexplicablement présent en ce lieu et bien mal inspiré puisqu'assommé pour le compte.
Le court moment de silence avait pourtant permis aux stadiers de communiquer entre eux de loin. Le microchat se trouva ainsi confronté à une sorte de mur de coup-franc sur le chemin des vestiaires, et il dut rebrousser chemin, se résolvant, malgré le danger, à trouver refuge dans la foule maintenant en délire. Il franchit en sens inverse le grillage au même point qu'à l'aller, sans, heureusement, de stadier pour lui barrer la route, et sans poursuivant.
En revanche, le retour sur la plate-forme était impossible en passant par les loges. Il fallait donc rejoindre directement les tribunes basses, en escaladant un filet serré et exposé au regard des agents de sécurité. Finalement, ces derniers, heureux de l'issue du match, s'étaient désintéressés de lui, tout comme, d'ailleurs, les spectateurs de l'autre côté ; en revanche, le franchissement de l'obstacle s'avérait vraiment difficile avec trois pattes valides seulement. Après deux chutes, heureusement sans gravité, le microchat passa dans les tribunes, sans jamais se faire remarquer par qui que ce soit, même par des spectateurs placés à vingt centimètres du grillage.
Il bondit alors, franchit une travée, et entreprit de remonter l'escalier en longeant au plus près la bordure, afin de ne pas attirer l'attention. Pourtant, à un moment, son coeur battit plus fort. Son instinct le lui avait indiqué depuis le début, il y avait bien, dans l'immense enceinte, une personne reconnue et bienveillante à son égard ! Le microchat en perdit toute prudence, et monta à découvert une vingtaine de marches jusqu'à une rangée de fauteuils. Là, il sauta sans ménagement sur les genoux de Sigismond, assis au bord de l'escalier, avec son père à sa droite.

Pour sa part, Sigismond n'avait guère eu le temps de réagir, n'apercevant le félin qu'au tout dernier moment. Il le reconnut pourtant immédiatement, et laissa l'animal s'installer sur lui. Il le caressa machinalement, en appréhendant pourtant de devoir se lever brusquement en cas de quatrième but strasbourgeois et, ce faisant, d'éjecter le microchat. Ce fut pourtant un nouveau but de l'adversaire Niort, sur une énième erreur défensive strasbourgeoise.
Un stadier passa ; aussitôt, le microchat alla se coincer entre Sigismond et son père. Sigismond comprit et fit complètement écran. Et, lorsque la rencontre s'acheva, sur le score décevant de 3-6 pour Niort, le petit animal, bien caché sous les sièges, laissa le public, et ses deux bienfaiteurs, quitter le stade, puis, lorsque les agents d'entretien passèrent à l'action, il partit retrouver son perchoir, au niveau du tableau de marque.

Chacun reprit ses habitudes : Sigismond et ses parents partirent en vacances, et le microchat organisa sa vie comme il l'avait fait la semaine précédant l'inauguration de l'Eurostadium, entre casiers de vestiaires, abords du stade et cafeteria du personnel, là où, le temps d'une absence temporaire pour aller aux toilettes, Suzanne Glanschwink laissait ouverte à toutes les convoitises une boîte plastique contenant son déjeuner.

Le petit garçon et l'étrange animal se retrouvèrent le lundi 11 août, à l'occasion d'un terne Strasbourg-Reims. Le père de Sigismond avait décidé de suivre le match tout en bas, dans les tribunes populaires, là où étaient la plupart de ses amis. Comme la fois précédente, mais avec davantage de sérénité, le félin boiteux avait rejoint la passerelle en surplomb, et passait ainsi l'essentiel du match à l'abri des personnes susceptibles de le chasser du stade ou, pire, de l'expédier en cage vers on ne sait où.
Pourtant, vers la fin du match, qui s'acheminait poussivement vers un triste 0-0, le microchat pensa à Sigismond et à sa famille. Il n'avait jamais eu d'amis après tout, si l'on excepte le chien Striker, et il se faisait une joie de les revoir. Il commença à scruter la foule depuis son point d'observation, de haut en bas, en ciblant le secteur où il les avait croisés la dernière fois. Mais les dimensions du stade étaient trop importantes, et, avec son angle de vue par le dessus, il était vraiment trop difficile de repérer qui que ce soit. L'angle inverse, depuis le terrain, lui rendrait assurément la recherche plus aisée ; mais allait-il prendre le risque d'être surpris par les stadiers ? Il décida que oui, et entreprit la descente. A couvert jusqu'aux loges, il dut ensuite franchir cet obstacle sans trop se faire remarquer, ce qu'il fit en passant prudemment d'enclos en enclos, se faufilant même subrepticement entre les jambes de Dimitri Upfenvanken. Il en fut de même pour la tribune de presse, passée sans encombre. Il entra alors sur le terrain.
Il n'eut guère le temps de scruter les gradins. Le juge de touche accourrait dans sa direction, dans la continuité d'une remontée de balle strasbourgeoise. L'homme en noir vit l'animal, et entreprit de l'effrayer en déviant de sa course pour lui foncer dessus. Le chat s'enfuit hors du terrain, sous l'oeil de Jean-Pierre Magino, pestant contre la sécurité du stade et criant à qui voulait l'entendre que, la prochaine fois, ce serait les rats, dans ce stade pourtant neuf.
Trop occupé à chasser le microchat, le juge de touche n'avait pas remarqué le contrôle manqué de Christophe Chu. Le ballon était sorti de trente centimètres au moins, mais l'arbitre n'avait pas levé son drapeau, aussi la touche ne fut pas sifflée. Sur ces entrefaites, Chu centra avec la pointe du pied. Bien que techniquement discutable, ce tir médiocre fut qualifié de passe décisive car, miraculeusement, il se trouva une tête strasbourgeoise pour catapulter le ballon au fond des filets rémois, à trois minutes de la fin de la rencontre.
« Le chat ! ». Posté à quelques mètres du banc de Jean-Pierre Magino, Sigismond avait lui aussi aperçu l'animal. Ce dernier accourut aussi vite que le lui permettaient sa patte folle et ses manoeuvres d'évitement des stadiers. Il parvint jusqu'au petit garçon, et ce fut pour lui le comble du ravissement. Il ronronna, ronronna et ronronna encore. Mais le match était sur le point de s'achever. Sigismond regarda son père d'un air implorant : et si on le gardait ? Mais le père lui indiqua calmement, avant même que la question ne soit explicitement posée, qu'il ne saurait en être question, malgré la gentillesse manifeste de ce petit chat, car, après tout, nul n'en connaissait sa provenance, s'il avait des maîtres ou non, ou s'il souffrait de maladies.
Le petit félin n'avait rien demandé, mais, tout bien pesé, il n'aurait pas refusé l'adoption par cette famille à laquelle il commençait à s'attacher sincèrement. Toujours est-il que, même s'il ne comprenait pas tout, il devinait que le père venait de s'y opposer, mais rationnellement, sans haine à son endroit, au contraire. Il se laissa reposer au sol à l'issue du coup de sifflet final, et regagna paisiblement d'abord son abri perché, ensuite son abri souterrain.
Une nouvelle quinzaine passa, et la scène se reproduisit à l'identique : apparition du microchat sur la pelouse dans les dernières minutes de la rencontre, but improbable voire idiot du Racing-Club de Strasbourg, quelques minutes passées avec Sigismond en populaires.
Cette fois, plusieurs personnes assistèrent à la scène. Deux d'entre elles relevèrent que, pour la troisième fois consécutive, la présence du petit chat sur le terrain avait vu, simultanément, les joueurs locaux faire preuve d'une réussite défiant les statistiques. Le premier, Jean-Pierre Magino, se tut, et s'abstint ainsi d'évoquer avec sa direction les étonnants exploits de la nouvelle star Christophe Chu. Le second en revanche tapa du poing sur la table, et exigea qu'on lui rapporte la créature par tous les moyens : Dimitri Upfenvanken, car c'était lui, préférait encore investir ses milliards dans un honnête club de second rang que dans un cirque permanent, dans lequel un animal avait, pour l'on ne sait quelle raison, le pouvoir de transformer des tâcherons en clowns incapables de marquer des buts dignes de ce nom.
A l'issue du match, et du traditionnel cocktail, une réunion de direction informelle se tint dans les bureaux de l'Eurostadium autour du magnat du pneu rechapé, actionnaire de référence depuis le rachat, à prix d'or, des actifs de la société de Francis Martinet ; ce dernier a toutefois conservé la direction opérationnelle de la structure.
Autour d'Upfenvanken donc, étaient réunis Francis Martinet, Jean-Pierre Magino et Suzanne Glanschwink pour le club, les journalistes Philippe Saint-Etienne, Bruno Marquis et Julienne Baratin, des représentants de la municipalité avec le maire Hubert Gutmann et la conseillère d'opposition Bérengère Ottonel, ainsi qu'une poignée de grands anciens de 1979 : le glorieux entraîneur Henry Schulmeister, son meilleur ennemi, l'ex-président Charles Schuhansen, et l'ancien ailier vedette Gilbert Friedrich.
Dimitri Upfenvanken exposa la situation d'une voix métallique:
« Mesdames et messieurs, c'est vrai, nous avons gagné ce soir, comme il y a quinze jours. Pourtant, vous avez tous constaté que la manière n'y était pas. Seul, un invraisemblable concours de circonstances a permis au Racing de marquer... Marquis, évitez de titrer votre article « Une victoire à la papy russe », je n'ai que quarante-sept ans et je suis ukrainien.
Bruno Marquis, qui noircissait fiévreusement son bloc-notes, leva à peine les yeux, laissa échapper un sourire narquois, et se replongea dans son travail sans barrer le moins du monde le gros titre qu'il venait d'inscrire en entête, et qu'Upfenvanken avait pu lire à deux mètres.
« Donc. Nous avons marqué, mais dans des conditions franchement ridicules. Or, Jean-Pierre Magino et moi-même avons constaté qu'à chaque but-gag, un vilain chat, tout malbâti, apparaissait sur le terrain, et que, comme par hasard, ce boulet de Chu, que je veux virer depuis son premier match, bénéficie d'un coup de chance extraordinaire.
- Vous voulez dire que ce chat agit comme une sorte de porte-bonheur pour Christophe Chu, questionna Bérengère Ottonel, mais comment est-ce possible, comment ferait-il ?
- Il fait Christophechumiaou, madame Ottonel, persifla Hubert Gutmann.
Humiliée gratuitement, Bérengère Ottonel quitta la pièce, au bord des larmes.
« Monsieur le maire, j'espère qu'au moins, vous vous sentez mieux, coupa Upfenvanken avant que Gutmann n'en rajoute. Oui, cela paraît invraisemblable, mais je pense qu'il faut en avoir le coeur net. Apparemment, ce chat vit dans nos murs, ce qui expliquerait la disparition de vos sandwichs, Mademoiselle Glanschwink, mais personne ne l'a jamais vu avant, et il ne provoque au demeurant aucune nuisance.
« Vous rigolez, intervint Francis Martinet, si cet animal grotesque que vous décrivez correspond à la bestiole qui m'a agressé une semaine avant l'inauguration de l'Eurostadium, il faut lui faire la peau !
« Il vous a agressé, vraiment ? Cet animal semble décidément bien intentionné envers le Racing, jeta Upfenvanken. Et que faisiez-vous de si répréhensible pour qu'un tout petit chat qui traîne une patte ait envie de vous égorger ?
-Oh, rien de bien important, j'avais un gamin avec ses parents qui voulait que je fasse des trous dans les murs de l'Eurostadium tout neuf...
- Des trous, quels trous, pour y faire quoi ?, intervint Philippe Saint-Etienne, perplexe comme tous les présents.
- Bof, pour y remettre dans les tribunes une vieille plaque qui existait à la Meinau, et dont tout le monde se fiche...
- La seule plaque qui existait dans les tribunes, rugirent en choeur Gilbert Friedrich et Henry Schulmeister, c'était la plaque en l'honneur de Jacqueline, et les supporters ne s'en fichent pas, Monsieur Martinet. Le chat aurait dû vous arracher les yeux, de toute façon ils ne servent à rien !
- Messieurs, je vous en prie ! Dimitri Upfenvanken fusilla du regard Francis Martinet, et reprit. Francis, comment était ce gamin ?
- Métis, avec un père blanc et une mère noire, des yeux bleus perçants...
- Je vois. Pas pour les yeux, j'étais trop loin, mais ça colle. Le chat allait voir un petit garçon café-au-lait accompagné de son papa qui avait une allure d'Alsaco de base. Donc, maintenant que nous y voyons plus clair, se pose la question : que fait-on ?
- On se débarrasse du chat, jeta Martinet.
- Absurde, jugea le vieux Schuhansen, on ne tue pas la poule aux oeufs d'or, si vraiment ce chat fait des prodiges il faut le garder. On peut peut-être simplement l'obliger à être sur le terrain les soirs de match, dans une cage.
- Les ligues de défense des animaux vont porter plainte, objecta Hubert Gutmann.
- Sans parler de la difficulté de prendre le chat avec soi à l'extérieur, remarqua Philippe Saint-Etienne.
Longtemps perdue dans ses pensées, le regard vide, étrangère à la discussion, Julienne Baratin se ressaisit subitement, et prit la parole :
- Et si, au lieu de vouloir capturer le chat à tout prix, on expliquait la situation à la famille à laquelle ce dernier s'est attaché ? Ce sont des supporters, sans doute abonnés, ils comprendront tout l'intérêt d'adopter l'animal et de venir avec au stade.
Henry Schulmeister approuva, tout comme, manifestement, Bruno Marquis, qui prit la peine de quitter un instant son bloc-notes pour écouter les propos raisonnables de sa consoeur de Radio France Parabolique Alsace.
-Jamais un animal n'entrera dans le stade, répliqua Suzanne Glanschwink, la famille sera refoulée et c'est tant mieux.
-Cela suffit !, tempêta Upfenvanken. Je sous soumets un problème et je me retrouve avec dix problèmes ! Madame Baratin, je partage votre approche, nous allons être prudents. Lors du prochain match à domicile, nous observerons ce qui se passe, et si, effectivement, il y a un lien de cause à effet entre la présence du chat sur le terrain et une victoire du Racing contre le cours du jeu, nous irons voir la famille en question pour qu'ils viennent au stade systématiquement. Mais s'ils refusent, alors tant pis, nous capturerons le chat et nous le mettrons en cage sur la pelouse. Il suffira de mettre la cage dans un carton, et, avec le bruit, personne n'entendra les miaulements. D'une manière ou d'une autre, je ne vais pas me priver d'avoir un club imbattable à domicile, même si, Monsieur Magino, je me désole de voir qu'après une décennie en fonctions suite à l'inexplicable bienveillance de Monsieur Martinet, qui vous vire tous les ans et vous reprend presque aussitôt à chaque fois, vous n'êtes toujours pas capable de mettre sur pied une équipe compétitive. Réunion terminée !

Chacun rentra chez soi, mais, avant de partir, Henry Schulmeister chuchota quelque chose à l'oreille de Julienne Baratin. Il ne fut cependant pas suffisamment discret pour empêcher Bruno Marquis de comprendre la teneur du message délivré par l'entraîneur champion de France.
Toutefois, les choses en restèrent là jusqu'au match suivant à domicile, le lundi 15 septembre, où chacun ne pensait qu'à Sigismond et à l'apparition de l'animal prétendument porte-bonheur du Racing-Club de Strasbourg. Dimitri Upfenvanken avait-il vu juste ? En tout état de cause, l'ensemble des personnes au courant de sa folle hypothèse avait tenu sa langue, et aucune rumeur n'avait circulé à ce propos.

La soirée, fraîche et pluvieuse, ajoutée à la date du lundi, avait découragé bon nombre de spectateurs potentiels, et la rencontre débuta dans une ambiance bien morne. Vers la trentième minute, alors que le Racing, pantelant, était mené 0-2 par le FC Nantes, Francis Martinet fut prévenu par un stadier de la présence de l'animal, en train de s'approcher des loges. Il demanda à son personnel de laisser faire, et prévint son actionnaire ainsi que les journalistes de l'Alsacien Libéré et de Radio France Parabolique Alsace.
Ils observèrent la scène, faisant semblant de ne pas voir le chat passer sous les tables des loges et sous les pupitres de presse. Julienne Baratin fut émue en mesurant l'effort accompli par ce quadrupède handicapé pour rejoindre, l'espace d'un instant, un petit garçon au bord du stade.

Survint alors un problème : le chat ne rejoignit pas Sigismond au bord du stade, pour la simple raison que Sigismond ne s'y trouvait pas. Seul, son père avait fait le déplacement. Le microchat s'arrêta à la limite du filet séparatif, s'aperçut de l'absence du petit garçon, vit que le père était en grande discussion avec des amis, et comprit qu'il ne remarquerait sans doute pas sa présence. Il entreprit alors de rebrousser chemin, sans mettre une patte sur la pelouse de l'Eurostadium.
A peine avait-il entamé sa remontée vers le panneau d'affichage que, d'une superbe reprise de volée, un attaquant du FC Nantes infligeait au Racing un troisième but, sans doute pas le dernier de la soirée.

« Martinet, allez voir le père et demandez-lui pourquoi il est venu sans son fils. Pour le chat, on attend, mais ce soir, on n'y touche pas ! ».
Dimitri Upfenvanken, qui, en tant qu'actionnaire respectueux des usages, ne s'impliquait jamais dans la gestion quotidienne du club, avait décidé, cette fois, de prendre les choses en main, en personne ou en faisant passer ses messages à Suzanne Glanschwink, la revêche chargée de communication. Martinet, Magino étaient logés à la même enseigne que les joueurs : sur un siège éjectable. Il tenait une opportunité de remettre de l'ordre dans son entreprise, et ne comptait pas la manquer.
Furieux, Francis Martinet s'exécuta, et descendit en tribunes populaires. Le public présent le reconnut et le hua copieusement, et, lorsque le père de Sigismond le vit approcher, il lui jeta un regard plein de mépris, et rassembla ses affaires pour repartir.
Martinet le retint par le bras, et l'interrogea, d'un air patelin :
« Non, ne partez pas, j'aurais voulu que nous reparlions de la plaque. J'en ai parlé à l'architecte de l'Eurostadium, et il me dit que cela ne posera aucun problème. Votre petit garçon doit être content, d'ailleurs, il n'est pas avec vous ?
- Non, demain il a école, répondit le père, crispé. Quelle idée stupide de faire jouer les matches le lundi ! Remarquez, pour voir ce spectacle...
- Oui, je sais, mais nous faisons de notre mieux, et nous avons gagné plusieurs matches depuis la fin juillet ! Et il revient quand, votre petit ?
- Quelle importance ?
- Oh non, aucune, aucune... En plus, il aime les chats, non ? Vous avez un chat à la maison ?
- Pourquoi me parlez-vous de chats, interrogea le père, soupçonneux. Vous faites allusion au chat qui est venu nous voir deux-trois fois sur le terrain ? Vous voudriez que je vous en débarrasse ? C'est vrai qu'il ne vous aime pas beaucoup, si ma mémoire est bonne, et il a de bonnes raisons, nous non plus on ne vous aime pas... Il n'est pas à nous, mais ne vous avisez pas de lui faire du mal, car je vous dénoncerai pour cruauté envers les animaux.
Francis Martinet tourna les talons, et quitta la tribune populaire sous les lazzis. Au même moment, l'arbitre siffla la mi-temps, sur le score de 0-5 ; une grande partie de la tribune, dont le père de Sigismond, quitta le stade, bousculant méchamment le président du club.
Une fois à l'abri dans un poste de sécurité, il prit un talkie-walkie et passa une consigne : « A tous les stadiers : un chat se promène dans le stade. Il doit normalement se trouver sur la plate-forme près du tableau de marque. Capturez-le ».
Aussitôt, les hommes en gilet fluorescent passèrent à l'action. Heureusement pour lui, le microchat n'avait pas encore atteint sa plate-forme, un véritable piège en cas de poursuite par tous les stadiers. Il se trouvait à couvert, à proximité d'une volée d'escaliers, quand les hommes de Martinet reçurent leur ordre et, sans se sentir spécialement visé dans un premier temps, il comprit qu'il se passait quelque chose et qu'il devait quitter l'enceinte sportive le temps que tout rentre dans l'ordre.
Il se glissa entre les jambes d'un homme trop occupé à scruter les travées du haut, et descendit une première volée de marches en s'abritant derrière un groupe de cinq supporters mécontents. Cette protection ne pouvait être qu'éphémère, et, sitôt le groupe passé devant les contrôleurs sur le palier en contrebas, il fut remarqué par l'un des agents alors qu'il avait effectué la moitié de la descente du second escalier. Il ne lui restait plus qu'à courir péniblement, ce qu'il fit. Deux humains à ses trousses, un groupe d'agents de sécurité accourant par la gauche, du côté du portail visiteurs, et d'autres personnes à droite, vers les guichets et la sortie des Strasbourgeois : que faire ? Il tenta l'option droite. Ce fut la bonne : gênés par les supporters locaux déçus qui rentraient chez eux en nombre, les employés du Racing ne purent organiser une ligne d'interception correcte, et le microchat, poursuivant sa progression, se retrouva sur le parking.

Libre ? Pas tout à fait. Les forces de l'ordre présentes avaient, elles aussi, été prévenues par Francis Martinet, qui leur avait parlé de la soi-disant présence d'un animal enragé. Un policier vit l'animal, et courut vers lui, matraque à la main.
Un homme s'interposa entre l'agent et l'animal : le père de Sigismond.
« Mais enfin, que se passe-t-il, n'avez-vous pas mieux à faire ?, s'écria-t-il.
- Cet animal est enragé, j'ai reçu des ordres, répondit le policier.
-De qui, de Martinet ? C'est lui l'enragé ! Ce chat c'est MON chat, vous ne lui ferez pas de mal ! Je vais prévenir la SPA, et le journal !
Le policier en resta là, et retourna à son poste. Quant au microchat, il s'approcha de son sauveur, et lui témoigna de sa reconnaissance à grands renforts de bave.
- Allez, monte va, Sigismond sera content !

Le petit chat était au comble du ravissement. Il se posta sagement sur la tablette arrière de la Citroën, et se laissa conduire à Scharrachbergheim. Il y fut accueilli par les cris de joie de Sigismond, lequel, après lui avoir donné de petits morceaux de viande, entreprit de le laver et de le brosser.

Le répit du microchat fut pourtant de courte durée. Dès le lendemain mardi soir, la sonnette de la porte d'entrée retentit, alors que les parents de Sigismond n'attendaient personne. A la porte, se trouvait une jeune femme avenante, aux cheveux chatain bouclés, et aux yeux marron barrés par des lunettes argentées.
« Bonjour Madame, je suis Julienne Baratin, de Radio France Parabolique Alsace. J'ai obtenu votre adresse grâce à Monsieur Schulmeister, c'est lui qui m'a parlé des démarches que vous aviez entreprises pour faire respecter la mémoire de Jacqueline, et c'est aussi lui qui m'a parlé de ce qui s'est passé avec le chat...
- C'est le président du Racing qui vous envoie ? Mais pourquoi diable cet animal intéresse-t-il tant les gens importants ? Laissez ce chat en paix, et aussi mon petit garçon, c'est encore un enfant !
- Justement Madame, je ne viens pas rechercher des informations, je viens vous en donner.
Julienne Baratin fut invitée à rentrer. Et elle raconta tout aux parents de Sigismond : l'étrange coïncidence entre l'entrée du chat sur la pelouse et les buts du Racing, l'analyse et la décision de Dimitri Upfenvanken, l'animosité de Francis Martinet. A l'issue d'une bonne heure de discussion à bâtons rompus, durant laquelle le microchat, qui dormait aux pieds de Sigismond, n'apparut pas, le père ne put s'empêcher de lui demander si vraiment, la Julienne Baratin humaine et pondérée qu'il avait en face de lui était la même que l'excitée qui vociférait des stupidités les soirs de match sur Radio France Parabolique Alsace.
Puis Julienne Baratin prit congé. Sigismond, qui ne dormait pas encore tout à fait, s'était relevé pour écouter la conversation. Il interrogea ses parents sur ce qu'il fallait comprendre de la discussion.
- C'est vraiment bizarre, répondit sa maman. Mercredi après-midi, nous irons voir Grand-père Enitan avec ton chat.

Ce qui fut fait. Grand-père Enitan habitait rue du Faubourg de Pierre, à Strasbourg, au dernier étage d'un bel immeuble ancien. Sigismond et sa maman montèrent quatre niveaux d'un escalier en colimaçon, le chat dans un carton, jusqu'à une lourde porte de chêne massif. Ils frappèrent. Grand-père Enitan ouvrit. Très grand, et encore vigoureux, il impressionnait toujours Sigismond, malgré ses soixante-sept ans.
- Mon kékeré, tu vas bien ?
-Oui grand-père. Maman voulait que tu me dises ce que tu penses du chat qu'on a trouvé au nouveau stade.
- Oui, ta mère m'en a parlé au téléphone, dit Enitan. Nous allons nous installer dans mon cabinet.
Grand-père Enitan fit entrer Sigismond et sa maman dans une pièce surchargée en bibelots en tous genres, de masques, de drapeaux du Bénin et d'objets animaliers en tous genres. Sur un guéridon, se trouvait encore une pile jaunie de petits papiers publicitaires vantant les mérites du « Docteur Evariste Diop, maraboutage, retour d'affection, rétrécisseur de sexe », nom dont il s'était affublé durant de nombreuses années, jusqu'à ce qu'il puisse créer et faire prospérer une entreprise d'importation de bois tropicaux directement concurrente des scieries de la forêt vosgienne. Il n'en avait pas moins conservé l'intégralité de son premier outil de travail, malgré sa réussite en France, tant par croyance vraie que pour ne pas oublier quel était son point de départ avant que le succès ne vienne à lui.

Il referma la porte, et ouvrit le carton. Sans doute rassuré par la présence de Sigismond, le chat ne semblait pas apeuré, et ne réagit pas le moins du monde lorsque les larges mains d'Enitan l'empoignèrent. Il l'ausculta rapidement, avisa la patte arrière gauche atrophiée. Puis il le posa au sol, et le laissa librement gambader dans la pièce. Alors, à la grande surprise de Sigismond, le microchat se précipita devant une sorte de pendentif, doté d'une tête en bois, et au semblant de corps constitué de diverses pièces de monnaie, s'agenouilla devant lui, et se mit à geindre.
- Je crois que j'ai compris, dit Enitan. Sigismond, ton chat demande de l'aide à Eshu, le maître des sorciers. Depuis combien de temps connais-tu cet animal ?
- Depuis les vacances de juillet je crois.
- Je vois. Je pense qu'en fait, ton chat est un sorcier blanc, qui a le pouvoir de se transformer en chat à volonté, mais qui s'est retrouvé enfermé dans son corps de chat par un autre sorcier, maléfique celui-là, de façon cruelle, si l'on en croit sa patte arrière. En ce moment, il demande à Eshu de lui permettre de redevenir un homme, mais pour qu'Eshu entende sa prière, il faudrait que d'autres sorciers puissants prient avec lui, car le maléfice a été jeté par quelqu'un de particulièrement redoutable. Et, malheureusement, je ne suis pas de taille.
- Mais pourquoi alors porte-t-il chance à l'équipe de football ?
- C'est un sorcier blanc, qui fait de la bonne magie. Mais, pourquoi cette bonne magie, normalement inefficace lorsque le sorcier prend une forme animale, bénéficie au Racing, cela je l'ignore. Est-ce une réaction magique spontanée de défense contre le sorcier noir, qui serait lié au club ? Je ne sais pas.

Sigismond et sa maman prirent le goûter, puis ils quittèrent Grand-père Enitan. En bas de l'immeuble, la mère tenait le carton du chat, tandis que Sigismond avait déjà pris place dans la voiture. Au même moment, un passant promenait son chien, de race indéterminée, mais remarquable par son allure altière et décidée, mise en scène de surcroît par le port d'un collier frappé du Stars and Stripes et d'une étoile de shérif. Au passage près du carton, le chien stoppa net, huma l'air, et fit un bond en direction de la boîte, la queue frétillante et la respiration saccadée. Le maître, un homme trapu d'environ quarante ans, reprit le contrôle de son animal, au prix de son bloc-notes, tombé dans le caniveau. Il bredouilla des excuses auprès de la maman de Sigismond, récupéra son carnet, et repartit en direction de la rue de la Nuée-Bleue.

Pendant tout le trajet vers Scharrachbergheim, Sigismond ne put détacher son regard du carton : était-ce vraiment un être humain enfermé dans le corps d'un petit chat, à l'issue d'une attaque aussi violente que sournoise ? Sigismond était encore un enfant, mais il ne croyait plus ni au père Noël, ni à Hans Trapp, ni aux histoires de Grand-père Enitan.
Pour les parents de Sigismond, il fallait certes résoudre ce mystère, de plus en plus pesant pour la famille, mais, sans doute, le plus urgent était que leur fils puisse s'abstraire de toutes ces tracasseries. Aussi, ni Sigismond, ni son père, ne se rendirent au stade de la Meinau durant deux mois, à la grande fureur du staff du Racing, qui guettait, en vain, leur retour, et celui de leur quadrupède porte-bonheur. Le pauvre Racing, englué dans le ventre mou de la L2, avait bien besoin de bonne fortune, à défaut d'être capable de rehausser son niveau de jeu.
Et quand, enfin, le vendredi 5 décembre, Sigismond et son père revinrent au stade, ce fut pour assister à un triplé contre son camp de Christophe Chu. Il ne se passa rien que de catastrophique. Ulcéré, Francis Martinet dévala les tribunes à leur rencontre, mais, voyant l'absence du chat et se sentant vitrifié par les regards haineux qui lui étaient adressés, il remonta tout aussi rapidement dans sa loge.

La famille espérait faire oublier le microchat, et se faire oublier, par les dirigeants du club. Mais elle commit une imprudence, alors même que Julienne Baratin avait su garder le silence. En effet, Sigismond se rendait tous les dimanche sur le terrain communal de Scharrachbergheim pour assister aux matches de l'équipe première du village, directement au bord de la pelouse, le long de la main-courante en béton. Or, depuis le mois de septembre, il se faisait systématiquement rejoindre par le microchat, qui pouvait entrer et sortir librement de la maison.

Le dimanche 14 décembre, tout faillit recommencer.
Alors que le FC Scharrachbergheim écrasait Hangenbieten 5-0, sous le regard de Sigismond, de ses parents et du microchat, un homme, accompagné de son chien, émergea de la brume. Le père reconnut Bruno Marquis, mais, plus surprenant, le microchat, visiblement joyeux, se précipita à la rencontre du chien, lequel lui rendit son bon accueil.
« Le correspondant local nous renvoie des informations invraisemblables à chaque match à domicile de Scharrachbergheim, commença Marquis. Le club a tout gagné depuis septembre, dans des conditions identiques à celles du Racing cet été. J'étais sûr de vous trouver ici.
« De plus, pour être tout à fait honnête, j'avais partiellement entendu l'information donnée par Henry Schulmeister à ma consoeur Julienne Baratin, je voyais dans les grandes lignes qui vous étiez, mais vous avez un nom de famille très répandu dans le coin. Il m'a fallu passer par Monsieur Panama, le patron des Supporters Réunis. Vous le savez, ce n'est jamais facile avec lui, j'ai dû le présenter à des gens importants comme quelqu'un d'important, il m'a fallu l'inviter au restaurant plusieurs fois, et encore, il voulait m'humilier en m'obligeant à écrire dans l'Alsacien Libéré un article, un peu comme un gage, à la gloire de l'ancien président Sébastien Danceny et de son acolyte Gilles Glaude...
- Venez-en aux faits, coupa la mère. Que voulez-vous ? Qu'attendez-vous exactement ? Vous allez écrire un article sur nous et le chat ? Fichez-nous la paix !
- C'est Martinet qui vous envoie, avouez !, renchérit le père. Il vous a chargé de kidnapper le chat, n'est-ce pas ?
- Il aimerait bien, en effet, mais non, les rassura Marquis. En fait, Panama m'avait dit que vous étiez en famille avec le marabout Evariste Diop, auquel il avait apparemment demandé avec succès de jeter un sort sur des joueurs qu'il n'aimait pas. J'ai donc pris l'habitude de passer au Faubourg de Pierre, en espérant tomber sur vous. C'est arrivé il y a trois mois, mais par accident, et j'ai failli être découvert.
- Venez-en au fait, vous êtes moins bavard dans vos articles, s'agaça le père.
- Donc, reprit Marquis, à ce moment-là, quelque chose de surprenant est arrivé : mon chien a montré des signes de joie.
- Et après ?
- Ce chien, je l'ai depuis la fin juillet, ce n'est pas un chien ordinaire, c'est Striker, la mascotte de la coupe du monde de football 1994.
- Mais il est tout vieux !
-Oui, il a au moins 21 ans, mais on ne dirait pas. Ce n'est pas un animal ordinaire je vous dis... Comme votre chat !
- Quel rapport entre les deux ?
- Je crois qu'ils se connaissent, comment, cela, je n'en sais rien. Je pense que le maire de Strasbourg est au courant.
- Mon grand-père dit que c'est un sorcier à qui on a jeté un sort, précisa Sigismond.
- Peut-être, peu importe. Moi, fondamentalement, le sort de votre animal m'indiffère un peu, en revanche, il y a une chose que je ne peux pas accepter, c'est que le Racing puisse gagner tous ses matches. Je vais me retrouver au chômage moi, j'ai une réputation de langue de vipère à tenir ! Alors non, je ne vais pas enlever votre chat, je veux surtout que vous le cachiez, et même, ce qui serait bien, c'est que vous l'éloigniez de Scharrachbergheim pour quelque temps. Tenez, je pars dans deux jours couvrir le Tour cycliste du Burkina-Faso, si vous voulez, je peux le prendre dans mes bagages une semaine.
- Doit-on vous faire confiance ?, s'interrogea la maman de Sigismond.
- Si vous voulez, Madame, je veux bien prendre votre père avec, à titre de consultant pour l'Alsacien Libéré, proposa Bruno Marquis.
- Vu comme cela... Je vais lui poser la question, convint-elle. Mon père est né au Bénin, mais il connaît du monde dans toute l'Afrique, et il pourra peut-être désenvoûter le chat avec d'autres sorciers blancs.

Et c'est ainsi que, le mardi 16 décembre, Grand-père Enitan s'envola avec Bruno Marquis vers le Burkina-Faso, avec, dans la soute, le microchat et le chien Striker. A son retour, l'animal était toujours là ; Enitan affirma qu'avec d'autres sorciers, ils s'étaient livrés à des rituels, mais que l'être enfermé dans un corps de félin s'était habitué à son état et ne souhaitait pas retrouver forme humaine. En revanche, le microchat n'avait démontré aucune disposition sortant de l'ordinaire, et Enitan en avait conclu que seule la présence de Sigismond, et au lien autour du football qui s'était immédiatement créé entre le petit garçon et l'animal lors de leur première rencontre à l'Eurostadium, permettait à la magie blanche d'opérer. Sans Sigismond, enfant sincère et désintéressé dans sa passion, pas de catalyseur, et pas de miracle à attendre pour aucun club que ce soit. Enitan, sans se prononcer définitivement, maintenait l'hypothèse qu'un sorcier noir tenait le Racing sous son emprise ; mais ce n'était plus le problème de la famille dès lors qu'elle prenait ses dispositions.

Bruno Marquis, tout comme Sigismond et sa famille d'ailleurs, était pleinement rassuré par la tournure des événements. Pour conserver sa raison d'être journalistique, sa position de grand imprécateur du Racing, il suffisait que Sigismond ne se rende pas au stade avec son animal de compagnie, ce qui ne constituait pas une mesure de précaution trop contraignante pour le jeune supporter.

Pour définitivement assurer la tranquillité de la famille, dans les premiers jours de janvier, Bruno Marquis se présenta avec le microchat dans le bureau de Dimitri Upfenvanken, accompagné de Henry Schulmeister et de Julienne Baratin, en prétendant avoir réussi à le capturer. Il le remit à l'actionnaire principal du club, en échange de la pose de la plaque en hommage à Jacqueline, promise par Francis Martinet mais non réalisée. La plaque fut posée séance tenante, avec annonce radio et Internet le jour même par les deux journalistes, pour éviter tout retour en arrière ; mais, comme cela était prévisible, il ne se passa rien de notable sur le terrain durant tout le mois de janvier, que l'animal passa seul, dans une cage, près du banc de Jean-Pierre Magino. A la fin du mois, le microchat, soi-disant retrouvé à chaparder dans les cuisines du carré VIP de l'Eurostadium, fut rendu à la famille.
Puis, Sigismond put de nouveau accompagner son père à l'Eurostadium. Et durant les nombreuses années qu'ils partagèrent ensemble, le microchat se révéla être le plus gentil et le plus fidèle des compagnons, bien que parfois incontrôlable, comme lorsqu'il s'enfuyait de la maison familiale pour rejoi

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