Saison 2023/2024
Racing Club de Strasbourg

Meinau 2014

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Par romeocrepe
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La Meinau dans les années 2000 © chris

Petite nouvelle d'anticipation... Préfigure-t-elle ce qui nous attend ?

La brume se fait plus intense à mesure que le pont Suchard se rapproche. L'avenue Patrick-Proisy est silencieuse, comme à son habitude les jours de grisaille, c'est-à-dire tous les jours dans le quartier : les trams à propulsion solaire sont bloqués à la station Schluthfeld car le nuage de gravats de la Meinau bloque le rayonnement. Les garages ont fermé en 2010, faute de clients pour les voitures à essence avec ce pétrole passé en deux ans de 1.50 à 14 euros le litre. En 2011, comme il n'était plus question d'aller à Colmar par la route, mais seulement au stade de la Meinau condamné à la démolition, l'avenue a été débaptisée, et s'est vue affublée du nom d'un dirigeant synonyme lui aussi de déchéance programmée.

La brume donc, mélange de ciment, de matières rocheuses et plastiques en tous genres et de matières organiques diverses, a quelque chose de vivant : elle semble protéger quelque chose, ôter du regard du quidam ce que le site cache de plus précieux. Un écran de fumée avenue Patrick-Proisy, rien que de très normal au fond, mais une fois ce triste passage franchi, que vais-je trouver ?

Je franchis donc le pont Suchard, pont ferroviaire permettant aux trains de franchir la route, étrangement affublé depuis peu d'une disgrâcieuse coque métallique, tunnel aérien sans justification apparente, copie conforme du busage du Krimmeri, lequel n'existe donc plus en tant que cours d'eau libre, et me décide à me rendre sur le ground zero strasbourgeois, là où l'âme du Racing Club de Strasbourg a péri à tout jamais.

Le besoin de revenir ici s'est fait sentir, après ce terrible et vain adieu du Racing à son passé, à mon passé aussi. Le 4 mai 2013. Strasbourg-Istres 0-0, mais, à la différence de buts, le Racing qui se maintient en L2 et Châteauroux qui descend en National. 7 312 personnes sont venues, troisième affluence d'une saison commencée par une défaite à domicile 1-5 contre Créteil. Les présents ne savent pas, ou font semblant d'oublier, qu'à une époque, Strasbourg accueillait Liverpool, les Glasgow Rangers, Milan, et gagnait. C'est au fait que l'on a connu autre chose là où les plus jeunes pensent qu'il n'en a jamais été autrement que l'on prend conscience du temps passé, du grand chronomètre qui tourne pour tout le monde sans exception. Rester jeune, quelle illusion ; on vieillit, on meurt. Tous.

Je fends l'air blanchâtre, et, après l'ancien Mac Do, je tourne à gauche jusqu'à l'esplanade Gindorf, au pied des décombres. Les baraquements ne sont curieusement pas tombés, ils sont simplement endommagés. Ici, un four à flammenkueche semble intact bien que couvert de poussière ; là, une baraque éventrée laisse entrevoir l'enseigne frappée du logo "Pacman", tellement détesté à l'époque mais tellement émouvant aujourd'hui. Une soupière étonnamment propre, briquée à neuf, est posée en évidence sur un comptoir, à droite.

Un raclement attire mon attention. Là-bas, dissimulée par le voile opaque, une silhouette aux contours imprécis, à peine moins diaphane que son environnement immédiat, finit par apparaître à ma vue à force de fixation oculaire, d'analyse rationnelle des images et de filtre des nuances de gris.

Je m'approche, passant par-dessus les tas de cailloux et les poutrelles métalliques brisées. L'homme qui se tient devant moi ne m'a pas vu venir. Couvert de poudre gris clair, il balaie le sol, activité parfaitement incongrue tant la montagne de résidus s'apparente aux terrils d'Hénin-Beaumont, sur la route de Lens. D'une morphologie assez insignifiante, le balayeur ne laisse paraître aucune émotion, ni positive, ni négative, être morne et gris dans un lieu morne et gris. Ses gestes sont mécaniques, sans énergie ni organisation ; a-t-il conscience d'être tel Sisyphe avec son rocher, et, d'ailleurs, qu'a-t-il fait pour mériter une telle punition ?

L'homme relève la tête. C'est Guillaume Lacour.

Lacour relève la tête, même si son corps reste courbé sur son balai, en appui précaire, prêt à s'effondrer. Son visage, inexpressif au naturel, est devenu hâve, à peine encadré par les rares cheveux qui s'accrochent encore à ses tempes. Ses yeux impassibles semblent regarder au-dessus, à travers, au-delà de moi, loin, nulle part. A-t-il encore seulement des dents ? Impossible à dire, car la voix désincarnée qui me salue alors s'écoule à travers un simple tressaillement de ses lèvres:

"Bonjour. Je Vous attendais.
- Vous... vous m'attendiez ?, répondis-je, stupéfait et quelque peu déstabilisé.
- Oui, Vous ou un Autre. Peu importe. Ce n'est pas la première fois qu'un Extérieur revient à la Meinau pour tenter d'accomplir Ce Qui Doit Etre Accompli. Ce sera peut-être Vous. Si toutefois vous en êtes digne.
- Accomplir quoi ?
- Peu importe dans l'immédiat. Puisque vous êtes là, vous allez peut-être pouvoir m'aider".

Il me tend un balai.
- Je n'ai jamais eu accès au carré VIP de la Meinau. Pas assez bien, qu'Ils disaient. Pas assez charismatique, qu'Ils disaient. Ils riaient en disant que les porteurs d'eau, ça boit de l'eau, et qu'au carré VIP on ne boit que du champagne.
- Et pourquoi êtes-vous là alors ? Pour retrouver du champagne ?
- J'aimerais fouler les moquettes feutrées au moins une fois, et occuper l'Espace à moi tout seul. Je ne trouverai pas le Repos avant d'avoir effectué ma Tâche, avec un simple Balai de Pénitent. Acceptes-tu de m'aider ?
-Mais... le carré VIP n'a plus accueilli de joueurs considérés comme de véritables VIP depuis la présidence Weller, et les quelques joueurs respectables des années suivantes fuyaient cet endroit fréquenté par les imposteurs qui ont conduit l'équipe dans les tréfonds ! C'est un honneur d'avoir été exclu du carré VIP dans les années 2000 !"

Un phénomène extraordinaire se produit alors. Guillaume Lacour devient subitement plus consistant, plus matériel, plus coloré, plus... lumineux, comme une plaque de verre opaque que l'on polirait. Une voix mélodieuse sort alors de sa bouche bien ouverte, sur une dentition parfaite :
"Tu as donné la bonne réponse. Comme moi sur le terrain, tu as réfléchi avant d'agir et de dépenser tes forces en pure perte. En effet, le Carré VIP n'existe plus véritablement depuis 1997, quand je n'étais qu'un adolescent, et depuis, il a surtout été hanté par les Âmes Noires. Il s'agit de la seule partie du stade qui méritait d'être détruite, et qui doit impérativement rester sous les décombres.
"Je suis mort lors du dynamitage du stade le 27 juillet 2013 à 0h30, à l'issue du match inaugural à l'Eurostadium Carrefour 2000 entre Strasbourg et Niort. Comme d'habitude, ma prestation sérieuse et ma pondération naturelle ont fait qu'aucun journaliste ne m'a donné rendez-vous après la rencontre. Je suis alors retourné dans le vestiaire déserté de la Meinau, et je me suis mis dans mon compartiment pour méditer, un peu comme le fait le joueur de tennis Michaël Llodra. Je me suis endormi longuement, sans savoir que, si le stade était vide, c'est parce que tous les bâtons de dynamite étaient en place, pour explosion en contrepoint du feu d'artifice inaugural côté Holtzheim.
"J'ai officiellement quitté le club pour transfert au PSG car, personne n'ayant retrouvé mon corps et personne ne voulant assumer une faute doublée de la colère des supporters -non sur mon sort mais sur celui du stade-, on a annoncé mon transfert vers un club où je serais encore plus transparent qu'au Racing.
"Je souffrais de ma situation de soutier, alors que mon sort était dans l'absolu fort enviable. Ma discrétion malgré mon statut de footballeur professionnel me conférait une liberté rare. J'ai payé mon péché d'orgueil en étant renvoyé sur le site du stade, pour rechercher au vieux balai l'emplacement du carré VIP sans jamais le trouver, jusqu'à ce qu'un authentique supporter du Racing ne vienne à ma rencontre et, au lieu de m'aider bêtement, me fasse remarquer la vanité de ma démarche.
Je peux maintenant partir en paix... AARRRRGGGHHH !"

L'image éclatante de Guillaume Lacour, qui commençait à se dissoudre, a subitement retrouvé son aspect grisâtre du début. Et, tout en se tenant la jambe droite, percée désormais d'un trou béant, l'ancien joueur me désigne de sa main gauche un objet brillant tombé dans un tas de cailloux devant lui. Je me précipite le ramasser. Il s'agit d'une sorte de pièce de monnaie dentelée en argent. J'ai juste le temps de lire "P.S.G" sur l'avers que je suis projeté au sol par une sorte de courant glacé.

Le spectre de Guillaume Lacour s'est jeté sur moi pour m'éviter le coup de barre de fer qu'un homme de taille moyenne s'apprêtait à me donner.
- Toi, tu es en sursis. Guillaume, il est encore temps de respecter ton contrat.
- Pierre ?
- Oui, Guillaume, dit Pierre Ducrocq, car c'était lui. Je suis venu te chercher, pour te faire passer l'éternité au Paris-Saint-Germain.
- Mais pourquoi toi, pourquoi te fais-tu l'exécuteur du contrat diabolique passé sur mon âme entre les présidents Philippe Ginestet et Luis Fernandez ?
- J'ai 38 ans, j'ai ruiné ma réputation à Strasbourg du fait de la mauvaise gestion sportive de l'équipe alors que je n'étais pas mauvais, mais le PSG, mon club formateur, ne m'a jamais laissé tomber. On m'a proposé ce rôle de l'ombre au service des deux clubs, c'est pour cela que je suis toujours dans l'effectif du Racing, malgré des prestations qui n'ont fait qu'empirer depuis la relégation de 2008. C'est un travail ingrat mais je m'en contente. Chacun se reconvertit comme il le peut... Guillaume, je viens donc te chercher, ta place en loge est réservée, aux côtés du clan Sarkozy, des avocats d'affaires divers et variés, des stars de la télé-réalité, des agents comme Christian Payan qui savent tellement promouvoir les jeunes joueurs, du maire de Paris et de ses amis bo-bo. Et il est prévu que ton âme s'incarne dans le corps de certains joueurs. On a conservé intact le corps de Benoît Pedretti rien que pour que tu puisses l'occuper de temps en temps. Quant à toi -il se tourne vers moi-, je suis désolé mais tu as le choix : soit prendre ton abonnement en tribune Boulogne, Auteuil à la rigueur, et assister à tous les matches à domicile ainsi que le déplacement à Monaco et à Auxerre, soit tu n'as pas vocation à rester en vie.
-Comment t'appelles-tu ? me demande Lacour.
-Roméo.
-ROMEO, PRONONCE LE 11".

Saisi par la peur, mais incapable de contrôler quoi que ce soit, sans même me rendre compte des mots que je prononce, je me surprends à psalmodier :

-DROPSY, DOMENECH, NOVI...
Pierre Ducrocq se fige, tandis qu'autour de nous, le sol gronde. Une vibration s'élève, une sorte d'onde ciel et blanc commence à parcourir le "ground zero", jusqu'à tracer un rectangle, un peu comme un chenillard de Freebox.

-SPECHT, MARX, EHRLACHER...
Je n'en crois pas mes yeux. Nous avons juste le temps de nous écarter ; Ducrocq, tétanisé, lâche sa barre de fer. Les gravats s'ordonnent, se tassent sur les côtés du rectangle, tandis que les morceaux de poutrelles métalliques s'entrechoquent, se reconstituent, volent dans les airs pour se planter à l'horizontale, à la verticale, en diagonale. Des nuées de particules bleues et blanches virevoltent, forment des masses de plus en plus compactes, jusqu'à retrouver leur forme d'origine de siège plastique.
J'ai envie d'admirer ce spectacle mais je sens que je dois continuer :
-JOUVE, PIASECKI, GEMMRICH
La pelouse repousse le temps de prononcer ces noms.
-TANTER, VERGNES
A ces mots, je me retrouve projeté en arrière, et je dévale lourdement l'escalier d'accès qui s'est reconstitué sous mes pieds. Pierre Ducrocq s'est apparemment blessé à la cuisse ; expliquera-t-il à Jean-Marc Furlan, toujours entraîneur lui aussi, curieusement, qu'il a glissé dans sa baignoire ?
Mais peu importe, car, devant moi, se dresse un stade de la Meinau resplendissant, quoique baignant dans une lueur spectrale. Un stade de la Meinau refait à neuf, agrandi -au bas mot 40 000 places assises sans compter les populaires, briqué et ripoliné.

Seule, une partie détonne. Un cube décrépit, aveugle, avec une porte condamnée par de solides madriers.
-Le quartier VIP, qui contient les Âmes Noires du Racing. Les Présidents irresponsables, les Entraîneurs Maléfiques, les Imposteurs, les Touristes Financiers, les Starlettes et Délinquants Sexuels décrits dans le manuel Sexus Footballisticus.
Guillaume Lacour poursuit alors, d'un ton définitif :
-Mais ce soir, les Âmes Noires vont sortir et accomplir leur office.

Je ne me souviens pas de ce qui s'est passé exactement, je me souviens seulement d'une incantation effroyable :
YORELGMAMDERSENYSIORPNALRUFTREVALIHCHAPUISOSOLLEB
suivie de l'ouverture de la porte barrée, et des monstres indescriptibles qui ont pris leur envol en direction de l'Ouest. Je me suis alors évanoui.

Je me suis ensuite réveillé à l'arrêt Schluthfeld, où des passants se demandaient qui j'étais pour dormir à la station de tram. Au loin, le nuage de poussière est toujours là.

Je me rends compte que je suis couvert de poussière grisâtre. Dans le tram qui me ramène chez moi, station Langstross-Grand'rue, j'entends discuter des gens : l'Eurostadium Carrefour 2000 se serait effondré dans la nuit. Le gardien est sain et sauf, mais a dû être conduit en clinique psychiatrique : il prétend, sans doute sous l'effet du choc, avoir vu une compagnie de spectres s'attaquer aux fondations du stade, en commençant par les galeries commerciales, aux cris de "Qui sème le vent récolte la tempête" et "Ginestet et Furlan avec nous".

Je crois connaître la vérité, mais le monde n'est pas prêt à l'entendre. Cela restera un secret de survivants du Racing des temps anciens, de ceux qui croient encore que le football est source de magie.

romeocrepe

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